Radiographie d'un régime

Dans le pays où nous sommes nés, il n’y a rien de libéré ni de libre. En Italie comme un peu partout, on est en train d’assister à un « tournant autoritaire » sans précédent qui va impliquer tous les aspects de notre vie. On se trouve face à un appareil de contrôle et de propagande totalitaire et totalisant, un système qui nous écrase et nous paralyse, qui nous rend sourds et aveugles à notre souffrance et à celle des autres, résignés et habitués à la « captivité ». Dans la tragédie, il y aurait paradoxalement encore quelque réconfort à pouvoir affirmer que le cynisme a pris le dessus, mais la réalité est bien pire : ce qui a cours est un processus de déshumanisation des individus, c’est l’antichambre de la barbarie.
Nous, produits modernes, ne refusons pas la douleur et les injustices, nous les incorporons comme norme. Elles ne nous sont pas étrangères, elles ne sont pas quelque chose de distant ou à dépasser. Elles sont inéluctables, font partie de nous et sont en somme la représentation d’un monde qui ne peut pas être différent. Nous sommes les épouses promises à la société, et c’est en tant que telles que nous allons résignées au mariage, accomplissant notre devoir sans amour et sans espoir, sachant uniquement que c’est comme ça, qu’il n’y a rien à faire, que c’est ainsi qu’ont fait nos mères, nos grand-mères, toutes. L’amour et le bonheur ne sont pas pris en compte. Ils n’existent pas, parce qu’on ne les connaît pas, parce que le sens de ces mots est vide, relégué à la rhétorique, mort.

L’homme déshumanisé est l’enfant légitime de la société totalitaire. Il n’est pas complice de l’autorité en tant qu’esclave, il devient l’autorité parce qu’esclave. L’esclave cesse d’être tel lorsqu’il se rend compte de ses propres chaînes, au moment où il tente de s’en libérer, les nuits où il rêve de fuite : l’homme déshumanisé ne perçoit plus les chaînes, n’a pas de rêve qui brise son rôle, ne pense pas à fuir parce qu’il ne réussit pas à penser à un ailleurs, à un autre endroit, à un autre monde.
Ce processus de dépossession des individus est la plus grande extension de l’autorité, c’est le sommet dans lequel le pouvoir arrive à son accomplissement total, l’utopie de tout régime jamais entièrement atteinte. On pourrait défendre que le dénominateur commun de cette époque est l’incapacité à se reconnaître soi-même, à s’abstraire de l’aliénation sociale comme individus – ne serait-ce qu’un instant. Etouffés par le quotidien, et enterrés sous la norme, nous anesthésions l’entièreté de notre capacité à sentir, aussi bien nous-mêmes que ceux qui nous entourent. Il ne s’agit donc pas d’un simple manque d’empathie, mais de l’annulation totale du moi, de la tension personnelle au bonheur.

L’Etat a depuis toujours adapté les moyens et l’exercice de l’autorité aux exigences de la politique et de l’économie. Il n’est pas séparé du marché et de la finance, pas plus qu’il n’en est uniquement le bras armé. L’Etat étant inhérent à l’économie et vice et versa, les diviser en différents degrés de responsabilité n’a donc aucun sens. De même, les formes idéologiques que les gouvernements ont dû et voulu se donner dans l’histoire reflètent pour beaucoup le degré de conflictualité sociale possible ou réelle. En bref, au-delà des lignes de principes et des idées politiques des puissants, l’Etat doit se préserver et préserver le fonctionnement de la machine étatique et économique en se faisant médiateur et pompier du conflit social. Les « rêves » du pouvoir et les idéologies que les politiciens ont imposées ont toujours dû s’adapter – et ont toujours été intrinsèquement liées – aux exigences de la gestion politique : lorsque la température de l’affrontement social tend à s’élever, les mailles de la répression et du contrôle se resserrent. De plus, en regardant le passé, on peut remarquer comment les idéologies mêmes ont été créées, déterminées et ont évolué à partir de l’expérience de la conflictualité préexistante.

A observer ce qui est rhétoriquement nommé démocratie et la route qu’elle emprunte, on se rend facilement compte de la nature intrinsèque de l’Etat : les gouvernements savent bien que les conditions sociales actuelles iront en s’empirant et qu’en même temps les foyers de la colère ne peuvent que se diffuser. Il devient donc urgent de prendre des mesures préventives.
Nous sommes face à un changement rapide du système législatif et coercitif qui vise non seulement à réprimer, mais aussi à mesurer le degré et la force de la conflictualité sociale, à évaluer la limite de tolérance de la population, à l’habituer à une condition d’urgence permanente. La crise actuelle ne fera pas de cadeaux aux classes subalternes, tandis que la peur et le désespoir qui se développent porteront inévitablement à la radicalisation de l’affrontement et à une situation de « bordel » diffus. Dans un tel contexte, il reste à l’heure actuelle une inconnue : nous ne savons pas, et ne pouvons pas savoir, si le futur proche sera un futur de guerre civile ou de guerre sociale. La seule chose certaine est la guerre.
Conscients de cela, et à la différence de leurs sujets, les gouvernements sont en train de se préparer. Il ressort clairement des rapports de l’OTAN une préoccupation et une perspective de guerre interne ou, plus précisément, de différents foyers de guerres civiles qui enflammeront les rues européennes ces prochaines années. Les politiciens ayant besoin de militariser le territoire afin d’habituer les personnes à une condition de guerre et de les accoutumer à la répression, c’est ainsi que l’Italie est devenue officiellement un des terrains principaux à partir duquel commencer l’expérimentation.
Il n’y a donc aucune urgence fasciste dans ce pays. Les lois qui serrent toujours plus la vis et la militarisation des quartiers, la propagande raciste et les « urgences sécurité » permanentes ne sont pas le fruit des cerveaux d’une poignée de gouvernants populistes italiens. Il s’agit d’un projet bien plus vaste qui concerne au moins tous les pays de l’Alliance Atlantique.

A partir des spécificités italiennes, on peut formuler l’hypothèse que l’illusion comportant la participation des sujets à la détermination du pouvoir a finalement été dévoilée. La démocratie a été un « miroir aux alouettes » pour renforcer la politique de la séparation et de l’exclusion dans une situation pacifiée. A présent que la situation ne l’est plus, la forme démocratie montre ses limites et se voit simplement remplacée dans les faits par des formes plus ouvertement autoritaires.
Entendons-nous bien, nous ne sommes pas en train de nous lamenter du manque de démocratie, certainement pas. Le fait que l’Etat montre plus clairement sa vraie nature est également à notre avantage.
Certes, la démocratie continue à être agitée dans le vocabulaire, dans la langue politique, dans la rhétorique de gouvernement. Il n’est pas concevable que la langue du pouvoir s’adapte en permanence à ses praxis, mais l’histoire nous enseigne de toute façon que les mots du monde contemporain sont désormais vidés de leur propre sens. Aucune nostalgie pour la démocratie, donc, elle n’était que représentation de l’autorité et cause d’oppression et d’exploitation comme n’importe quelle autre forme de gouvernement. Sa fonction, c’est-à-dire l’inclusion – même symbolique – des sujets aux décisions des classes dominantes, a simplement été dépassée. A travers le mécanisme de la délégation parlementaire, le pouvoir réussissait à se perpétuer en gérant la dialectique de classe. A présent qu’une telle dialectique a disparu, enterrée par les modifications productives et les nouveaux modèles d’exploitation, il semblerait n’y ait plus aucun besoin de représentation. Le fait que la personne aux plus hautes fonctions de l’Etat puisse se permettre de dire ouvertement que « le parlement est inutile », sans susciter aucune réaction, illustre que le temps des diatribes politiques et des « deux fronts » est définitivement dépassé. Cela indique surtout que le rôle aussi bien idéologique que pratique de « gendarme du prolétariat » que la gauche italienne a toujours tenu n’est plus nécessaire.
Avec ce qui ressemble toujours plus à une abolition officieuse de la représentation, qui donnait l’illusion de pouvoir compter pour quelque chose, on est paradoxalement parvenu à une participation réelle aux décisions. C’est précisément dans le fait de s’en remettre absolument au pouvoir et de renoncer à toute dialectique que s’exerce un choix réel, et non pas symbolique : la « volonté populaire » d’une dictature. Dans une société où le pouvoir est en train de parvenir à atteindre l’utopie de priver les sujets de leurs rêves, de leurs raisons et de leurs idées, le présupposé d’une délégation a disparu, laissant place au fait de s’en remettre complètement à l’arbitraire de l’autorité.

C’est à partir de ces prémisses qu’on doit comprendre la « crise » italienne actuelle ou, mieux encore, l’agonie de la gauche. Dans l’expérimentation en cours, le progressisme social-démocrate n’a plus sa place. Il a été dépassé par les événements en perdant son rôle de « tribune de la plèbe ». Le scandale archaïquement démocratique selon lequel l’Italie ne serait pas un pays pluraliste vu qu’elle est privée d’une représentation de la gauche au parlement, ne sert pas à grand chose : la réalité est que la gauche ne sert plus pour gérer cette société. Plus précisément, les positions « de gauche » à l’italienne (liées à l’Etat social, au respect de la légalité, à la lutte contre les mafias) ne sont d’aucune manière adaptées à l’évolution de la politique et de l’économie actuelles. Ce n’est par exemple pas un hasard si la contestation du pouvoir se fait entre différentes factions qui portent substantiellement le même programme, y compris avec des mots d’ordre différents. Parvenu à ce niveau, l’Etat n’a aucune intention ni aucune possibilité de revenir en arrière. Comme dans toute situation « de passage », de « crise » ou de restructuration sociale ou économique, peu importe quel nom on lui donne, le pouvoir a tout intérêt à appuyer sur l’accélérateur de l’autoritarisme, de la militarisation. Il ne fait aucun doute que la débâcle économique et la chute drastique du pouvoir d’achat des classes subalternes ne peuvent être évitées ni par des « amortisseurs sociaux » (que les comptes publics et le déclin productif ne permettent pas) ni par une « décroissance » débridée. Il paraît évident à ce point que même l’hypothèse de social-démocratie la plus « aventureuse » ne s’inscrit qu’à l’horizon de l’utopie. Ajoutons à tout cela la particularité italienne d’avoir eu et d’avoir, aussi bien dans le système politique qu’économique, une gestion clientéliste et mafieuse de toutes ses structures. De fait, le phénomène a pris une telle ampleur qu’elle empêche de la traiter comme de la simple « corruption », vu que cela signifierait l’existence d’une partie « saine » qui n’existe pas. Ce développement de l’économie souterraine n’est que l’une des nombreuses manières dont le capitalisme s’est servi pour se consolider, et c’est d’ailleurs pourquoi il n’est évidemment pas concevable qu’elle soit éradiquée d’un seul coup : c’est un système en tant que tel, avec ses passages et ses changements, qui se restructure et se modifie à partir d’exigences et non pas de lignes idéologiques ou de principes légalistes.

Il n’y a donc aucune démocratie à réexhumer, ni aucun fascisme aux portes. Nous ne sommes pas soumis à une banale dictature, un régime autoritaire qui imposerait exclusivement son joug par la force brute : nous sommes face à une forme de domination qui ne comporte pas de parallèle possible dans l’histoire. Nous sommes confrontés à une société érigée à l’image d’un camp de concentration hypertrophié, où les hommes sont déshumanisés et éliminés à grande échelle.
Ces dernières années, nous avons assisté à l’érosion des vieilles possibilités de rupture. Nous avons vu la défiance envers l’étranger devenir haine raciale. Nous avons subi l’offensive d’un Etat qui a frappé tous les pauvres de manière indiscriminée. Nous avons vu les restes de la lutte de classe se dissoudre dans la barbarie. On est en train d’assister à une attaque contre les classes subalternes provenant de toute parts, une attaque contre laquelle bien peu de personnes tentent de s’opposer jusqu’à présent, une attaque à laquelle une partie des exploités participe de façon masochiste. Autour de nous, on rencontre dans le « meilleur » des cas des pleurnicheries invoquant la démocratie, une indignation passive devant la prolifération et les descentes de groupes d’extrême-droite organisés (soutenus par le gouvernement et les forces de l’ordre), un scandale hypocrite et embarrassé à propos de la politique mafieuse qui pille toutes les ressources. Le gros des citoyens se tait ou applaudit le travail du gouvernement, les maigres oppositions tendent à se confiner à la sphère symbolique, incapables de sortir des séparations qui empêchent de lire l’oppression dans sa complexité. Les quelques luttes présentes en Italie restent alors ensablées dans une critique partielle et cantonnées à la spécificité d’un thème. Une telle approche, certainement utile dans un contexte pacifié ou de reflux, devient contre-productive à une époque où une nouvelle forme de régime est en train de s’affirmer dans toute sa force.
L’urgence de la situation conduit trop souvent les quelques individus en lutte à construire leur propres positions – et les pratiques qui en découlent – en se définissant négativement par rapport aux projets de l’ennemi, plutôt qu’en développant et en diffusant les leurs.
Un bon exemple à cet égard est la réexhumation du cadavre de l’antifascisme, drapeau sous lequel les morts vivants de la gauche se regroupent au nom d’une urgence démocratique. Passent alors à la trappe toutes les critiques qui affirment que les ratonneurs fascistes et l’idéologie même du fascisme n’étaient et ne sont qu’une des multiples formes dont se dote le capitalisme à certains moments particuliers pour faire face à ses propres exigences et à sa propre défense.
Le fait que le phénomène néo-fasciste est absolument secondaire à la démocratie (et son allié utile) et que la nouvelle forme de totalitarisme montant va bien au-delà du problème des ratonneurs, est une chose qui ne semble guère toucher la gauche moribonde. Du reste, pour les petits-fils de Lénine et Togliatti [dirigeant historique du Parti Communiste italien], l’urgence du fascisme est l’unique argument qui leur donne encore une visibilité et un rôle – même symbolique. Que la gauche joue sa dernière carte pour exister et alimente – comme elle l’a toujours fait – la séparation de la critique et la compartimentation des luttes, n’a rien d’étrange. On en vient pourtant à se demander : pourquoi les anarchistes et les libertaires devraient-ils l‘aider dans cette tâche ?

Certes, nous sommes « antifascistes », dans le sens où nous sommes ennemis du fascisme, mais nous sommes également ennemis de la démocratie et de toute autre forme de gouvernement et d’Etat. Cela pourrait sembler banal, mais à l’époque de l’Anti et du Non à qui deviennent une idéologie et une praxis politique, il vaut peut-être mieux le rappeler. Les révolutionnaires devraient plutôt développer un projet qui frappe la domination dans son ensemble, et ne pas se limiter à la critique de ses aspects secondaires et utilitaristes. Dans un tel projet, il est évidemment nécessaire que la critique théorique et pratique frappe également le fascisme et le racisme, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue l’objectif de la subversion générale de la société. Ce sera peut-être plus ardu, vu que rester en dehors de la rhétorique et de l’idéologie de la Résistance est un chemin plus difficile à entreprendre qu’exploiter les lieux communs, mais le pouvoir est en train de jeter le masque pour la première fois, et ce n’est pas le moment de laisser filer l’occasion pour transformer la critique partielle en une critique révolutionnaire. D’autant plus qu’en ce qui nous concerne, nous unir avec des ennemis de la liberté pour en affronter d’autres, outre d’être un choix « discutable », ne nous a jamais « porté chance » à travers l’histoire.

Imaginons un instant avoir vécu sous les régimes de Staline ou de Hitler : nous serions-nous battus contre l’antisémitisme ? Bien sûr que oui. Mais nous serions-nous battus uniquement contre l’antisémitisme, ou en aurions-nous fait notre mot d’ordre ? Sûrement pas. Notre critique et notre action se seraient certainement dirigées – comme l’ont fait nos compagnons d’alors – contre l’ensemble des rapports déterminés par le régime et contre le régime lui-même (dont la persécution des Juifs n’était qu’un des aspects). Mêmes les franges du mouvement libertaire dans lesquelles l’habitude de la compartimentation était la plus solide ont compris en de telles occasions (où le Capital et l’Etat ont eu besoin de se doter de systèmes de gouvernements particulièrement autoritaires) que le temps n’était plus à la partialité, qu’il fallait mettre en route une critique incluant toute la structure de la domination et qu’il fallait – même au prix d’être seul au départ – jeter les bases d’une future libération.
Si ce raisonnement était valable à propos des dictatures du passé, il devrait l’être encore plus face au totalitarisme d’aujourd’hui (toujours plus « mondialisé ») et à ce qui nous attend dans un futur proche.

L’habitude anarchiste bien ancrée de se poser exclusivement en « négatif », soit de s’opposer à tel ou tel projet de la domination, et dans le meilleur des cas à la domination elle-même, a été fort louable. C’est une tension qui a préservé (au moins une partie du mouvement) du risque de la chute dans les merdes de la politique et qui a développé une tension « sainement destructrice ». Ces arguments étaient en particulier valables dans les moments de reflux que nous avons vécus ces 20/25 dernières années. Mais dans le contexte actuel où des prémisses nous font entrevoir plutôt clairement l’extension de la guerre civile, il devient crucial de courir le risque de développer une projectualité qui dépasse à nouveau la seule critique en négatif.
Un risque, parce que les projectualités et les perspectives sont toutes à inventer. Parce que les transformations politiques et économiques, et avec elles les rapports sociaux, ont été malheureusement si importantes qu’il est bien difficile de puiser dans le passé, dans « notre » histoire. Il ne nous reste donc plus qu’à errer, qu’à tenter de nous préparer à affronter les situations présentes et futures en étant conscients que, dans chaque cas, nous n’avons que deux choix à notre disposition : on peut subir la guerre civile ou bien contribuer à « déplacer l’axe », être des protagonistes de la guerre sociale.
Dans tout moment de « crise » ou de restructuration, les Etats ont toujours déchaîné le pire d’eux-mêmes : régimes autoritaires et populistes, guerres, propagande raciste, terreur. Dans ces situations, les hommes se sont souvent placés où on le leur disait, ont combattu sur différents fronts, mais sous le seul drapeau des exigences de l’Etat et du marché. Pour nous, il n’y a toujours eu que deux « fronts » : celui qui va vers l’autorité et celui qui va vers la liberté. Continuons à combattre de notre côté de la barricade, pour la libération.

Le caractère non réformable de l’existant est une évidence. Excepté si l’on se résout à laisser tout tomber jusqu’à l’anéantissement final, l’hypothèse révolutionnaire revient donc inévitablement sur le devant de la scène.
Il ne s’agit plus ici de sensibiliser les classes subalternes sur les différents malheurs du monde, mais de commencer à pratiquer et à construire les possibilités insurrectionnelles. Si l’attaque provient de toutes parts et qu’il faut répondre de toutes parts, c’est à partir de cela, de cette sorte d’autodéfense qu’il faut commencer à pratiquer à la fois l’auto-organisation et l’affinement d’une éthique dans la rupture. S’il est vrai qu’il n’y a plus d’espaces et de rapports libérés à l’intérieur de la société totalitaire, il n’en est pas moins vrai qu’il est possible de conquérir ces espaces et ces rapports en s’insurgeant. Ces derniers temps, nous avons vu à plusieurs reprises que des soulèvements se manifestent toujours plus souvent dans différentes villes d’Europe et du monde, mais nous avons également vu qu’il existe des limites objectives à la diffusion de la « rupture » et à la préservation de la « durée du conflit ». A la question « comment parvenir à la révolte ? », il faudrait ajouter « comment agir pour faire que la révolte s’élargisse et ne s’arrête pas ? », et surtout « comment est-il possible de réussir à conserver un territoire, une fois qu’il est libéré ? Comment faire pour avoir le temps, le temps suffisant pour que la subversion des rapports devienne irrécupérable ? ». Enfin, « comment faire en sorte que les contenus prennent le pas sur les formes et que l’éthique l’emporte sur la politique ? ». C’est le moment de ressortir de l’armoire l’antique dilemme révolutionnaire : vers où voulons-nous aller ?
Et voilà que cet horizon se rapproche. Sans vouloir pécher par optimisme, surtout lorsque les risques de guerre civile restent bien présents, l’habitude de vivre dans la pacification sociale est telle qu’on est désemparé pour penser à « l’hypothèse révolutionnaire » ou qu’on la discrédite comme abstraite ou avant-gardiste. A présent que l’histoire et le délire capitaliste nous « offrent » (à travers la dualité guerre civile/guerre sociale) la possibilité d’expérimenter l’insurrection, les mouvements révolutionnaires payent la sclérose de trop d’années d’attentisme et d’attente.
Ne pensez pas trouver ici des hypothèses lancées en l’air au nom d’une urgence, mais uniquement l’urgence de formuler des hypothèses. Ce sera la pratique de chacun d’entre nous qui les formulera, dans l’espoir et la détermination à « ne pas rater le train une fois de plus » ; dans la conviction retrouvée – viscérale et non pas idéologique – que tout est possible parce que nous pouvons tout. 

L.

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