Quelques pierres dans l'eau agitée

Quelques pierres dans l'eau agitée
Tentative de bilan de trois ans d'agitation dans et autour des prisons belges

A l’ombre des murs…

Au printemps 2006, quelques prisonniers commencent à s’agiter à Ittre, une prison construite quelques années auparavant. Une équipe de gardiens connus pour leurs passages-à-tabac prend une déculottée quand plusieurs détenus rendent les coups. Plus important encore, ces derniers sont soutenus en cela par d’autres taulards. Un détenu écrit alors un tract contre les tortures à Ittre et dans d’autres prisons belges. Quelques compagnons décident de le diffuser devant les portes de plusieurs taules, partant du point de vue que si la prison sert à mettre à l’écart du « monde extérieur », une première solidarité consiste à briser cet isolement, à passer ces murs. Plus tard, suit une occupation du préau à Ittre, première amorce d’une certaine dynamique de lutte entre le dedans et le dehors qui continuera à se développer les années suivantes… Dans les villages autour de la prison, des tags apparaissent avec les noms des gardiens malfamés, de la direction etc.

En avril 2006, une « première » mutinerie éclate dans la prison de Mons et quelques semaines plus tard, une aile entière de la celle de Nivelles part en fumée. La diffusion devant les portes des taules de différents tracts qui traitent en général des abus particuliers continue sur sa lancée. Le pari est fait d’appeler à une manifestation nationale de solidarité avec les prisonniers en lutte. Pendant des semaines, des milliers de tracts d’appel à cette manif sont distribués devant une quinzaine de prisons dans l’optique de mobiliser les familles et les proches de prisonniers. Finalement, une 150-aine de personnes, essentiellement des anarchistes ou des squatters, a participé à la manifestation. Les familles et les proches qui, dans un premier temps, avaient souvent réagi avec enthousiasme à cette initiative, ont posé un lapin. Une évaluation critique s’imposait…

Il fallait en finir avec quelques illusions sur les familles et les proches de prisonniers pour continuer à élaborer une perspective antiautoritaire contre la prison. Qu’un détenu se révolte ne signifie pas nécessairement que sa famille le soutienne en se révoltant aussi. Et ce n’est pas parce que des gens se trouvent confrontés aux côtés obscurs de la démocratie (ses geôles) qu’ils les remettent forcément en question. Dans les contacts avec les proches des prisonniers, l’on arrive en outre souvent assez vite à des points de rupture. Par exemple, nombreux sont ceux qui feront tout pour pouvoir raconter leur histoire à n’importe quel scribouillard, alors que nous préférons mettre les journalistes devant leurs responsabilités de laquais de la domination. Et tandis que la plupart des parents insistent en permanence sur l’innocence de leur enfant pour convaincre qu’il mérite notre soutien, nous mettrons plutôt l’accent sur les rapports sociaux à la base de la délinquance et ne fonderons sûrement pas la construction de liens avec certains prisonniers sur la « culpabilité » ou « l’innocence ». Dès lors, mener une lutte contre la prison en suivant le schéma des familles et des proches de prisonniers s’avère une impasse, sauf si l’on a, comme tant d’abolitionnistes classiques, l’ambition de faire entendre une ‘voix critique’ sur les abus dans l’institution carcérale.

En deuxième lieu, il fallait en finir avec la sempiternelle question des revendications. Sur l’affiche appelant à la manifestation nationale, quelques points revendicatifs avancés par des prisonniers étaient repris. Le raisonnement d’alors était que ces revendications, de par leur contenu, pouvaient ouvrir plus d’espace à l’intérieur des murs et allaient dans le sens d’un affaiblissement de cette institution. Il va de soi qu’exiger l’abolition de l’isolement est plus proche de ce à quoi nous aspirons que réclamer une télévision par cellule. Pourtant, même les améliorations les plus importantes ne peuvent être arrachées, en termes de résultats immédiats, qu’à travers un perfectionnement de la prison. Ainsi, abolir l’isolement signifierait sans doute en pratique la transformation de toute la prison en immense quartier d’isolement. Mais il ne s’agit pas tant de débattre du contenu de revendications avancées depuis la prison. La discussion doit surtout porter sur ce que nous faisons de ces revendications et des tensions qui les accompagnent. On pourrait faire le choix de les soutenir malgré tout, en faisant les commentaires nécessaires, dans l’espoir d’ouvrir un espace pour avancer une perspective plus générale, ou bien, comme ça s’est fait en Belgique suite aux réflexions d’après la manifestation, de se battre pour rien de moins que la destruction des prisons et de ne pas faire de la lutte un soutien à d’éventuelles revendications. Concrètement, ceci compliquera sans doute les contacts éventuels avec des prisonniers, car la base pour créer un lien réciproque n’est alors plus une désapprobation partielle de l’enfermement, mais une critique totale de toute la machinerie. Au cours des trois années d’agitation dans les prisons belges, il n’y a pas eu, mises à part quelques situations spécifiques, de plateformes revendicatives – ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Comme un texte critique sur les dangers d’une éventuelle direction assistentialiste et sur l’ambiguïté alors présente dans les rapports avec des prisonniers l’avançait à l’époque, le choix d’une lutte au-delà de revendications et la situation ont donc permis de « jeter des ponts vers d’autres fronts, […] de sauter du partiel au général. Voilà quelques chemins pour quitter les faiblesses actuelles dans lesquelles l’ardeur de courir en avant se noie souvent. Car si on veut lutter pour moins, l’Etat offre dans son éventail déjà assez de partis, syndicats, ONG, institutions sociales, intellectuels engagés, artistes solidaires, arrivistes, psychologues, statisticiens, pédagogues… »1
Nul besoin de se mettre à l’ombre des murs pour lancer une lutte contre la prison. Il va de soi que la communication réelle a son importance dans chaque lutte d’autant plus quand, outre les mystifications démocratiques quotidiennes, elle est entravée par la censure, les murs et les barbelés. Mais il existe mille-et-une manières de concevoir la communication. Entretenir une correspondance avec les prisonniers, construire des liens épuisants avec les familles, revenir de semaine en semaine devant les portes des taules peut avoir un sens, mais cela ne peut constituer les bases de la lutte. Communiquer au-delà des murs peut aussi passer par la révolte commune où que l’on se trouve, par les tags et les affiches dans la rue, en avançant sa perspective qui invite les autres mais ne les prend pas comme point de référence. Le seul point de référence devient alors la lutte que nous voulons mener, indépendamment des analyses sociologisantes sur d’éventuels « sujets » à rejoindre.

Amener la prison dans nos rues

Dans l’été 2006, une série remarquable d’évasions ébranle les prisons, avec comme record jusqu’à aujourd’hui inégalé l’évasion collective de 28 détenus de Termonde. Après s’être emparés des clefs de deux gardiens et avant de s’enfuir, deux prisonniers y ont fait le choix et pris le temps d’ouvrir sans distinctions toutes les cellules de l’aile (130 prisonniers). Ce qui pourrait sembler un simple fait divers auquel porter un toast, peut aussi apparaître, en des temps où règne le chacun pour soi et surtout le tous contre tous, comme une sorte de signe précurseur. Un signe qui, à l’extérieur, a renforcé la conviction que dedans quelque chose de nouveau était en train de naître, que surgissait quelque chose prêt à rompre avec la résignation et la soumission, qu’existait une envie de rendre les coups ne serait-ce qu’une seule fois.
En septembre 2006, le jeune Fayçal est assassiné dans une cellule bruxelloise avec deux injections d’Haldol, un tranquillisant lourd utilisé régulièrement dans les prisons. Un assassinat comme tant d’autres peut-être, mais suivi cette fois-ci d’une réaction inhabituelle. Pendant que dans les deux prisons bruxelloises des centaines de prisonniers refusent de réintégrer leurs cellules, des émeutes éclatent dans le quartier d’où venait Fayçal, au cœur de la ville. Trois jours durant, des affrontements avec les forces de l’ordre ont lieu, des vitrines sont éclatées, quelques bâtiments gouvernementaux sont incendiés. Comme souvent, c’est la famille de Fayçal, soutenue en cela par une armée d’assistants sociaux, qui va jouer la main douce de la répression en appelant au calme. Cet appel n’a été entendu qu’après quelques jours, alors que des centaines de jeunes se trouvaient en détention administrative. Le coup de grâce a finalement été donné par une manifestation unitaire et pacifique. Un tract diffusé par les compagnons à ce moment-là, tentait de faire le lien entre ce qui se passait en prison comme dans les camps de déportations et la militarisation/réaménagement des quartiers populaires. Le tract a connu une diffusion plutôt large et a permis des rencontres intéressantes dans le quartier et au-delà. L’explosion de rage après le meurtre de Fayçal a non seulement démontré que la question de la prison est bien présente dans la rue et qu’il ne s’agit pas de la refouler dans l’ombre des murs, mais aussi qu’une direction assistentialiste n’est de fait pas la seule option réaliste.
En octobre 2006, des mutineries avec des dégâts parfois impressionnants (comme la destruction complète de l’infâme quartier d’isolement à Lantin) éclatent dans cinq prisons différentes. Le pouvoir des syndicats de gardiens devient de plus en plus évident avec leurs grèves fréquentes où les prisonniers sont utilisés comme monnaie d’échange dans les négociations avec l’Etat. Suite à quelques agressions contre des gardiens qui se rendaient en uniforme au travail à Bruxelles, les syndicats en arrivent même à revendiquer des escortes policières, qui leur sont octroyées pour un bout de temps. Les bureaux des syndicats de gardiens sont attaqués à plusieurs reprises, des noms de délégués apparaissent sur les murs des villes et des villages, des prisonniers attaquent des matons… Peu à peu, une brèche semble s’ouvrir dans leur pouvoir. Les multiples révoltes ont provoqué des transformations dans les rapports de force à l’intérieur des murs. Voilà peut-être un dépassement possible du classique « dilemme » entre être réaliste en tentant de faire appliquer des revendications dans le cadre du système et être utopiste en se cognant la tête contre le mur : une manière d’intervenir dans la prison sur le court terme pourrait être de contribuer à la transformation des rapports de forces internes qui font la stabilité du système pénitentiaire. Et, tandis que dans l’élan vers la manifestation nationale l’idée d’une dichotomie assez brute entre les prisonniers d’un côté et des gardiens de l’autre prédominait, on aurait pu étendre cette perspective aux rapports entre prisonniers, c’est-à-dire tenter de contribuer à la subversion des rapports hiérarchiques, à l’articulation d’une certaine éthique (comme par exemple vis-à-vis des drogues, des arnaques entre soi, des liens mafieux,…) qui tend à se perdre… Si nous voulons réellement influer sur les rapports sociaux qui sont le fondement du monde dans lequel nous vivons, nous devrions abandonner toute catégorisation sociologique. Tout comme une lutte réelle contre la machine de déportation ne saurait s’articuler autour de « l’immigré », « le prisonnier » ne peut constituer le point de référence sans ambiguïté d’une lutte contre la prison et son monde.

Vers une lutte contre la prison et son monde

Si nous considérons la prison comme une des expressions de ce système qui repose sur la privation de liberté permanente, il est possible de trouver ses tentacules, ses autres expressions qui restent profondément liées, à chaque coin de rue. C’est alors que parler d’une lutte contre la prison et son monde prend tout son sens. Pas seulement pour le plaisir peut-être parfois un peu rhétorique de pouvoir décrire la totalité de l’exploitation et de la domination, mais pour indiquer tout ce qui fait de cette société une grande prison sociale. Pour ne plus rester les yeux fixés sur les murs quand des mutineries y éclatent, mais pour porter notre attention sur tout ce qui fait de nous, dans notre situation, des prisonniers de ce système.

De 2006 jusqu’à la mi-2008, les révoltes dans les prisons belges s’enchaînent à un rythme plutôt impressionnant. De par les transferts continuels sur un territoire relativement limité, les expériences et les mutineries se sont rapidement répandues dans différentes taules et ont sauté les barrières des fausses séparations. Elles ont touché aussi bien les prisons « agitées » que celles connues pour leur « tranquillité », les sections pour longues peines que la détention préventive, les divisions « normales » que les ailes psychiatriques. Notons néanmoins que ces « sections » ne sont pas étanches car, surpopulation oblige, il arrive fréquemment que des prisonniers de différentes « catégories » se voient rassemblés. Sans doute, ces « mélanges » ont-ils eu leur importance, dans le sens où différentes réalités ont pu se nourrir mutuellement (au risque de caricaturer quelque peu, on pourrait dire que les « anciens »ont parfois donné des conseils aux « jeunes enragés », que les « nouveaux » ont pu insuffler quelque révolte à ceux qui s’étaient « habitués », que certains qui n’ont plus rien à perdre ont trouvé un espace commun avec d’autres qui n’avaient « que » quelques années à faire…) Au fil du temps et une fois leur peine purgée, pas mal de prisonniers qui avaient participé à des mutineries ont en outre été transférés vers les centres de rétention pour y attendre leur déportation. En comparaison avec les prisons, les conditions y offrent de facto plus d’espace à la révolte qui vise à la destruction (ne serait-ce que parce qu’il y a plus de dortoirs collectifs que de cellules individuelles, tandis qu’en prison le temps passé en commun se limite aux promenades et aux activités). L’arrivée de ces détenus a certainement favorisé les révoltes dans les centres de rétention de la dernière année. De ces expériences découle la conviction que les distinctions entre les différentes catégories de prisonniers, entre les différentes sortes de prisons, n’ont de sens que pour le pouvoir qui les a conçues pour mieux régner. Reprendre ses catégories à notre propre compte, reviendrait à mutiler d’emblée la portée de la lutte ainsi que les possibilités de relier en pratique la critique des différents aspects de la domination et contribuerait finalement à la reproduction même des fausses séparations.

Dehors, au lieu de concentrer la diffusion des tracts devant les portes des taules, les compagnons sont allés directement dans les quartiers, où au bout du compte la question de la prison se pose autant tous les jours. Ces tracts ne parlaient jamais uniquement de la solidarité avec les mutineries, mais tentaient de lier la question de la prison à toutes celles existant dans les quartiers, qui ont à voir avec la réalité quotidienne de l’exploitation, du maintien de l’ordre…

L’idée de « solidarité » a aussi été affûtée. La différence est grande entre une solidarité avec des actes ou avec leurs auteurs présumés. Le slogan bien connu « solidarité avec tous les prisonniers en lutte » fait sans doute abstraction de qui sont alors « tous ces prisonniers » et surtout de ce sur quoi serait supposée se baser notre solidarité. En se laissant aller à un jeu légèrement rhétorique, on pourrait retourner le slogan en « solidarité avec la lutte des prisonniers ». L’accent est alors mis sur la révolte dans laquelle nous pouvons nous reconnaître certainement plus facilement que dans tel ou tel prisonnier. Outre le fait que cela offre peu de perspectives, accourir à chaque révolte avec une apologie des prisonniers à la bouche ou à la pointe du stylo est souvent un déni de la réalité. La prison n’est en effet que le reflet de la misérable société dehors. Bien sûr, il est certainement possible de trouver quelques complices parmi les prisonniers – certains détestent non seulement la prison, mais remettent aussi en question la domination en général – mais faire passer tous les prisonniers pour des rebelles sociaux ne relève que d’un agréable passe-temps pour ceux qui se contentent de fabriquer des idéologies prêtes-à-porter.

Au cours des deux dernières années, il devenait clair qu’un axe important était la diffusion de la révolte hors des murs. Le « nœud » de la lutte ne se trouve alors plus à l’intérieur des forteresses – malgré tout assez impénétrables –, mais dans le parcours de lutte de chacun, où qu’il se trouve. Au cours des années, les petites attaques se sont multipliées, dans un premier temps contre les structures de la justice et de la police (restant plutôt dans le cadre typiquement anti-répressif), pour ensuite s’élargir vers tout ce qui rend la prison possible (des matons aux entreprises et institutions qui collaborent à la gestion ou à la construction des prisons).
A quelques moments spécifiques, la dynamique intérieur/extérieur s’est fait sentir. On ne parle pas là tant de mots et de contacts directs, que d’action et de révolte. Par exemple, le lendemain de l’occupation du préau de la prison de Hasselt en janvier 2008, le centre-ville a été couvert de slogans contre la prison. Le jour suivant, une nouvelle occupation du préau avait lieu. Certes, une limite est apparue lorsque que la connaissance de l’occupation comme des tags a été liée au fait que les médias les rendent publics. Les problèmes de communication sont évidemment à prendre en compte et il faut y trouver des solutions, particulièrement dans les luttes qui s’affrontent à des lieux de ségrégation entourés de barbelés. Là, les relations développées et approfondies au cours des trois dernières années entre des anarchistes à l’extérieur et quelques prisonniers jouent indéniablement un rôle. En outre, ces liens, les tracts et un bulletin régulier La Cavale diffusé à l’intérieur des murs, ont permis de faire circuler de manière constante non seulement des nouvelles, mais aussi et surtout des idées antiautoritaires et de promouvoir des discussions allant bien au-delà de la question de la prison.
Enfin, hasard ou pas, ces enchaînements ont indiqué qu’il est certainement possible d’arriver, même autour de la prison, à une dynamique qui se passe de structures organisatrices formelles, de plateformes, de lettres signées… et repose sur la reconnaissance réciproque et la révolte. Encore trop de compagnons impliqués dans une lutte spécifique contre la prison n’arrivent à envisager le mouvement et la révolte que lorsque sortent des communiqués signés, que circulent des plateformes revendicatives, alors que la lutte peut évidemment aussi faire son chemin sans ces formalités. Plus d’un d’entre eux serait peut-être surpris du fait qu’en trois ans de révoltes dans les prisons belges, il n’ait jamais été question d’une plateforme revendicative, d’un collectif de prisonniers ou d’une coordination formelle. Pour notre part, nous n’avons jamais prétendu que ces structures sont indispensables à la lutte, pas plus que nous ne les avons posées comme préalable. Les défenseurs de « l’organisation formelle » dehors ont bien sûr du mal à comprendre la révolte qui s’exprime plutôt par des actes et des liens entre individus qu’à travers des communiqués officiels.

Enfin, il faut également garder en tête que même si les mutineries et les révoltes ont souvent été spontanées, elles ne tombent pas non plus du ciel. Elles sont souvent précédées de tout un parcours de refus individuels, de petites insubordinations et de discussions. En ce sens, la lutte est permanente même si l’intensité varie. La solidarité ne peut donc se limiter à des moments un peu plus « spectaculaires » (comme les mutineries), mais doit porter son attention au parcours entier de rébellion. Cela peut permettre en outre d’éviter de se retrouver, comme cela s’est produit jusqu’à un certain degré en Belgique, sur une voie sans issue : en perdant une fois de plus la capacité de l’initiative et en devenant presque le jouet d’une dynamique qui nous dépasse complètement.

Les réponses de l’Etat

Quoiqu’elles ne fussent pas principalement déterminées par cela, les révoltes ont eu lieu dans un contexte spécifique. Pendant des années, l’Etat a négligé ses geôles et les a laissé vieillir et pourrir. En comparaison avec d’autres pays où la restructuration des prisons est beaucoup plus avancée (comme l’Allemagne ou la France qui ont connu une accélération dans ce sens au cours des années 80), la Belgique est en retard. Les mutineries marquent donc un moment charnière, alors que l’Etat lance la construction d’une série de nouvelles prisons avec des régimes spécifiques et diversifiés (préventive, psychiatrique, pour mineurs, pour délinquants sexuels, pour demandeurs d’asile en fin de procédure, pour les récalcitrants, les fugueurs, les courtes ou les longues peines…). Ceci vise notamment à limiter les « pollinisations croisées » qui ont partout constitué un terrain fécond pour que la révolte étende ses ailes. Six nouvelles taules sont donc programmées pour l’instant et depuis peu, deux geôles d’isolement spéciales pour les plus « récalcitrants » sont en fonctionnement.

A partir de l’automne 2008, la vague des mutineries successives semble refluer. Peut-être dans un premier temps l’Etat avait-il sous-estimé l’impact de ces révoltes et s’est-il laissé surprendre par leur diffusion, mais vers la fin 2008 une répression croissante s’est mise en place (isolement, punition des prisonniers ayant participé à des révoltes, mesures disciplinaires, refus des conditionnelles…). Pourtant, même si les explosions de rage deviennent plus sporadiques et ne se succèdent plus au même rythme (comme à l’automne 2006 par exemple), on ne peut pas parler d’une pacification proprement dite. En avril 2009, une mutinerie a éclaté dans le nouveau module d’isolement de la prison de Bruges. Cinq prisonniers ont inondé le module pour ensuite saccager tout ce qu’il était possible de détruire.

Rien n’est fini, tout continue ?

« Et alors, nous demanderont les réalistes, qu’est-ce qu’y a été obtenu ? Quelle bataille a été remportée ? Mais il est impossible de répondre à des questions qui reprennent les catégories du pouvoir comme étalons. Trois années de révoltes ne peuvent être résumées par une addition de résultats pratiques, car il n’a jamais été question de ça. Il s’agit, par contre, de la croissance d’une certaine conscience (qui s’affûte en mots et en actes), d’idées qui ont trouvé l’espace pour s’exprimer, de liens de solidarité et de complicité qui ont été forgés. Ces choses ne peuvent pas être quantifiées, elles se heurtent de front à la logique de comptabilité des in et out. »2
Ces expériences de révolte ont transformé celles et ceux qui y ont pris part, à l’intérieur comme à l’extérieur, tout comme elles ont profondément modifié la vision des luttes à mener. Au-delà de l’activité réactive, un « résultat positif » de toute cette agitation réside dans les rencontres durables et les discussions de fond et de perspectives. Il ne s’agit pas de mener des campagnes, mais de faire fructifier les expériences sur le terrain des prisons pour développer une projectualité qui vise à relier tous les aspects de la domination. Reste dès lors à inventer une manière de continuer sans faire dépendre ses activités d’une dynamique extérieure mais en utilisant les brèches déjà ouvertes.

Un oiseau libre malgré tout

Notes
1 De gevangenis en wij, haar onvoorwaardelijke vijandenes. Oproep voor een reële konfrontatie in tijden van verzinning, par De vreemde vogels van het park, juillet 2006.
2 Edito de La Cavale, correspondance de la lutte contre la prison, n° 15, mars 2009, Belgique.

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