Si nous revenons ici sur la « lutte contre le FIES », ce n’est pas uniquement par souci de contre-information. Il serait évidemment un peu tard pour ça. Ce n’est pas non plus par nostalgie, et certainement pas pour mythifier une lutte dont on a tant parlé. Dix ans après, il semble pourtant qu’on commence à oublier cette riche expérience avant même d’avoir fini d’en tirer toutes les leçons. Dans la péninsule ibérique et au-delà, sur une courte période (1999-2002), les compagnons ont en effet dû affronter un grand nombre d’obstacles, certains déjà bien connus, et d’autres, plus nouveaux, qui se sont depuis bien installés dans le paysage. Nous cherchons ici à tirer au clair quelques-uns des paris remportés au cours de cette lutte et, surtout, quelques-unes des erreurs commises, et à dégager des outils qui pourraient nous servir pour d’autres offensives, présentes et futures, contre un système de domination qui continue de perfectionner et de renforcer ses mécanismes d’exploitation, d’aliénation, de contrôle et de répression.
Les prémices
Sans retourner trop loin en arrière, car l’agitation dans les prisons espagnoles remonte au moins à la Transición1, on peut au moins souligner la vague de mutineries qui les a secouées à la fin des années 80. Après une période où les protestations passaient surtout par des mutilations collectives, bon nombre de prisonniers ont fait le constat que celles-ci ne menaient pratiquement nulle part en termes d’amélioration de leurs conditions de détention, qui demeuraient marquées par le franquisme. Ils décidaient alors de passer à des méthodes plus contondantes. Des prisonniers de Herrera de la Mancha reconstituent alors l’APRE2 et rédigent des statuts qu’ils feront circuler dans les différentes prisons. L’APRE, bien que n’étant évidemment pas la seule à agir, avait été l’étincelle de quelques-unes des nombreuses mutineries, évasions et prises d’otages de gardiens, avançant aussi bien des revendications spécifiques que plus générales. L’« été chaud » de 91, bien qu’il n’ait pas été tellement plus chaud que les précédents, sert alors de prétexte à l’introduction brutale d’un nouveau régime d’isolement.
Le système de classification FIES3 est introduit entre août et septembre 91, sous forme d’une circulaire interne au niveau national. La classification FIES-1 Contrôle Direct sera dès lors appliquée aux prisonniers réputés « conflictuels » ou susceptibles de s’évader. Il faisait partie d’une réforme plus générale du système pénitentiaire élaborée par le parti socialiste, créant notamment des macro-prisons (Soto del Real, Quatre Camins,…) venant compléter les vieilles structures situées dans les villes (Modelo, Carabanchel,…). Et comme la carotte accompagne souvent le bâton, le durcissement du régime pour les prisonniers rebelles était accompagné d’un certain nombre d’aménagements pour les plus dociles (parloirs sexuels, régime de semi-liberté, etc.).
A ces conditions extrêmes dans les modules d’isolement, les prisonniers ont opposé pendant des années des protestations individuelles ou locales qui restaient pourtant isolées et étouffées par le silence à l’extérieur des murs. En octobre 99, le collectif de prisonniers en isolement de Soto del Real fait sortir un premier communiqué exprimant le besoin de coordonner une lutte collective et de créer un espace de débat et d’échange d’informations. C’est un appel à une jonction des forces aussi bien dedans (entre modules d’isolement des différentes prisons), que dehors (où la proposition s’adresse à tous les collectifs et organisations de soutien aux prisonniers, aux anarchistes, etc.) en vue d’atteindre des objectifs concrets. Il n’est pas ici question d’union dans le sens d’une unification ou d’une uniformité, mais dans le sens d’orienter les efforts dans un cadre stratégique commun, chacun avec ses propres méthodes, sensibilités et idées. Les communiqués suivants souligneront aussi l’importance d’étendre la lutte à toute la détention, c’est-à-dire aux prisonniers en deuxième degré qui, n’étant pas isolés, ont plus de possibilités de lutte (occupations de la cour de promenade, « grèves de bras croisés », etc.). Cette tentative d’élargissement tentait de briser le mur d’isolement séparant premier et deuxième degré. Dans les deuxièmes degrés, la solidarité et l’envie de lutter étaient moindres, d’abord parce que les prisonniers les plus rebelles étaient rapidement enfermés en premier degré, et puis essentiellement parce que les seconds degrés étaient ravagés par la drogue ou les chantages liés aux permis de sortie et aux divers petits privilèges. Une liste de revendications communes mettant l’accent sur quatre points a donc été avancée : fin du régime FIES et de l’isolement, libération des prisonniers souffrant de maladies incurables, fin de la dispersion (transferts vers des prisons très éloignées des proches), libération des prisonniers ayant purgé les ¾ de leur peine.
Dès le départ, un débat est lancé par les prisonniers eux-mêmes sur la manière de dépasser ces revendications, en les considérant comme un point de départ plutôt qu’une fin en soi, comme des exigences qui s’imposent plutôt que comme des améliorations que l’on mendie. Elles sont formulées parce qu’elles répondent à une réalité insupportable, mais tout au long de la lutte, on tentera de les accompagner tant en théorie qu’en pratique par une critique radicale de la prison et de son monde.
Ni FIES, ni dispersion…
La première initiative envisagée et finalement réalisée par les prisonniers comme début de la lutte collective est une grève de faim de quatre jours à la mi-mars 2000. C’est une façon de se compter, à l’intérieur comme à l’extérieur des murs, pour ensuite intensifier la lutte. Quelques 300 prisonniers, dont plus ou moins la moitié en isolement, y participent. Dans la rue, la solidarité se manifeste dans plusieurs villes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Bilbao…) ainsi qu’à l’étranger : rassemblements, manifestations, débats, tags, diff’ de tracts, attaques, sabotages, blocages de la circulation… La répression se fait sentir à l’intérieur des murs sous forme de provocations, de fouilles, contrôle du courrier, interdiction de visites, transferts, etc. tandis que la presse ouvre la voie à la répression en agitant le spectre du terrorisme, parlant de groupes pro-ETA qui agiteraient les prisonniers pour provoquer des mutineries. Malgré les carences, les erreurs d’organisation et de coordination, le bilan tiré est positif et on décide de poursuivre les mobilisations. Du 1er au 7 juillet 2000, une grève de refus de promenade est ainsi coordonnée dans plusieurs prisons.
Après la semaine de refus de promenade, on commence à débattre et à envisager la suite de la lutte et différentes propositions sont lancées ; l’une d’entre elles est de réaliser deux jours de grève de la faim collective le premier week-end de chaque mois, pour maintenir une forme de cohésion dans le temps sans user trop d’énergie. Cette mobilisation commencera en août et sera suivie par des prisonniers en Espagne et par quelques compagnons à niveau international. Une grève de la faim indéfinie est aussi proposée, mais certains prisonniers considèrent qu’il est trop tôt, pensant qu’il est important de choisir le moment opportun pour que la grève ait le plus de répercussion possible. Il s’agira d’évaluer le soutien disponible, les possibilités de faire circuler l’information, de faciliter une bonne coordination, un suivi et surtout une réponse dans la rue. En novembre, une rencontre se déroule à Madrid afin de coordonner la grève de la faim indéfinie. Le débat y est pratiquement inexistant et peu d’initiatives de solidarité en sortent. On arrive tout juste à poser quelques questions pratiques au niveau du soutien. Les limites du mouvement au dehors sont ici flagrantes. Tout au long de la lutte, on verra comment les compagnons resteront trop souvent dans une position de soutien, à la remorque des mobilisations des prisonniers, ceux-ci étant perçus comme le moteur ou même d’une certaine façon comme le sujet de la lutte contre la prison.
Le premier décembre 2000, une cinquantaine de prisonniers répartis dans une vingtaine de prisons entament des grèves de la faim illimitées ou sur plusieurs jours et des grèves de promenade. Ces protestations dureront jusqu’à la fin du mois (plus de la moitié avaient abandonné la grève à la mi-décembre). Les provocations des matons, les transferts et le contrôle des communications sont permanents. Plusieurs prisonniers sont passés à tabac (à Jaen II, Dueñas et Picassent). Les grèves de la faim mensuelles et les refus de sortir se poursuivent tout au long de l’année 2001 mais ils seront de moins en moins suivis, vu la répétition et le manque de résultats concrets. Pour sortir de cette impasse, certains prisonniers imaginent d’autres actions comme une grève des plateaux, une grève des bras croisés (réalisée plus tard dans les modules de second degré de quelques prisons catalanes), ou encore celle de se fixer une date pour détruire les cellules en même temps, etc. Beaucoup se réaliseront, mais avec une coordination toujours plus faible, notamment parce que celle-ci dépendait énormément de compagnons à l’extérieur qui étaient frappés à leur tour par la répression et ses conséquences en matière de désorganisation. Sans compter l’isolement croissant lié à la dissociation de nombreuses associations.
A l’intérieur, les réponses locales et individuelles face à la répression ne manquent pas, qu’elles soient spontanées ou plus organisées (refus de rentrer en cellule, grèves de la faim, débuts de mutineries …). Précisons qu’au cours de toute la lutte collective, les propositions coordonnées n’ont à aucun moment exclu d’autres protestations sur des questions plus spécifiques.
Comble de la décomposition, une grève de la faim est convoquée du 12 au 18 mars 2002 sans qu’on sache d’où sort la proposition, il semble qu’elle provenait de l’extérieur et non-pas de l’auto-organisation des prisonniers. La Coordinadora de Barrios de Madrid annonce la participation de près de 500 prisonniers mais des contacts directs dans différentes prisons démentent de tels chiffres, et il est probable que cette fameuse grève de la faim n’ait jamais eu lieu. Cette fausse information sera pourtant relayée par internet et différents moyens de contre-information, créant une image irréelle de l’état de l’espace de lutte en plein déclin.
En avril 2002, s’appuyant sur un long communiqué du module FIES de Valdemoro sorti quelques mois avant et qui propose de créer des « Cercles d’amis et de proches des prisonniers en lutte », une rencontre est organisée en Catalogne. Elle restera pratiquement sans suite. Comme souvent, c’est l’intérieur qui aura le dernier mot, et une dernière révolte viendra marquer cette lutte collective. A partir du 28 mai, les prisonniers du premier module de la prison de Quatre Camins (Barcelone) occupent le préau en avançant douze revendications. Le 29, le comité de grève rencontre le Directeur et le Sous-directeur. Après la rupture des négociations, les prisonniers demandent la présence du conseiller de justice qui n’apparaîtra pas. La direction de la prison et la DGSP autorisent alors les Mossos d’Escuadra à intervenir… En réponse, les prisonniers se mutinent et d’autres modules se joignent à eux. Des matons des prisons des alentours participeront à la répression. Beaucoup de prisonniers seront blessés, certains gravement (d’autres seront ensuite torturés). Le 30, trente prisonniers des modules 2 et 3 refusent d’aller aux ateliers, les flics anti-émeutes en renfort à la prison interviennent. Six prisonniers arrivent à monter sur le toit, ils seront envoyés à la prison Modelo. Les responsables de la Justice et de l’Intérieur de la Generalitat [Institution régionale « autonome » de la Catalogne] imputent la mutinerie à certains avocats et à des « groupes anti-système » ou des « groupes anarchistes contre le FIES ». Dans la rue, la réponse restera insignifiante pour ne pas dire nulle : moins d’une vingtaine de personnes se rassemblent devant la DGIP à Madrid et une manif d’une trentaine de personnes se déroule à Barcelone.
Cette courte synthèse chronologique de l’auto-organisation à l’intérieur des modules FIES aurait bien peu de sens hors de toute note critique. Si de l’intérieur peu de témoignages sont sortis pour revenir sur la question et ce, pour des raisons évidentes (difficulté d’avoir une vue un peu élargie lorsqu’on est emmuré vivant, poids de la répression car beaucoup ont de très longues peines à purger, certains sont morts, d’autres qui sont sortis depuis n’ont plus envie d’aborder les raisons de cet échec douloureux…), nous pouvons au moins toucher ici quelques limites et illusions liées à l’activité des compagnons dans la rue, mais aussi la question répressive qui vient inévitablement frapper à nos portes lorsque se développent de réels liens de solidarité et des tentatives de coordination pratique des deux côtés du mur.
Les faux amis
Dès le début de la lutte, quelques anarchistes et rebelles emprisonnés qui lancent les premiers appels insistent sur la collaboration avec les groupes réformistes et légalistes4 qui disposent d’infrastructures, d’avocats et de ressources qui manquent aux anarchistes et qui constituent aussi un point de référence pour les familles des prisonniers. Ils semblent avoir omis que ce type de groupes ont de tout temps renforcé la domination par des petites améliorations souvent illusoires, la rendant plus supportable ou renforçant tout simplement les illusions démocratiques. Un coup d’œil à la dernière réforme pénitentiaire aurait pourtant suffi à montrer que les diverses améliorations visant à biser la solidarité entre prisonniers n’avaient fait qu’accompagner la répression la plus brutale. En outre, la perspective d’humaniser les prisons est complètement antagonique à celle de leur destruction. Et pourtant, poussés par les conditions dramatiques qu’ils subissent, ces compagnons prisonniers vont tenter de faire le grand écart entre la volonté de mettre fin à leur torture et ce qu’ils sont profondément.
Quelques individualités anarchistes, et ce malgré leur méfiance envers ces groupes, ont tenté de réaliser des mobilisations conjointes, tentatives qui échoueront étant donné qu’elles furent boycottés par certains de ces groupes. Tout au long de la lutte, ils allaient d’ailleurs démontrer leur rôle récupérateur (se réappropriant la mobilisation de mars), pacificateur (avec la proposition de stratégie non-violente envoyée par Julián Ríos5 aux prisonniers), silenciateur (des membres des Madres Contra la Droga de Madrid allant jusqu’à taire la grève de la faim indéfinie) et même délateur (pointant du doigt les prisonniers les plus combatifs ainsi que les anarchistes, et faisant ainsi la distinction entre les bons et les méchants). Ils sont allés jusqu’à déconseiller à plusieurs prisonniers de participer à la lutte.
Lors d’un rassemblement devant la DGIP, des groupes de la Coordinadora de Solidaridad con las Personas Presas se sont proclamés organisateurs de la grève de la faim de mars face aux média, ce qui, outre le fait que l’initiative était bien venue des rebelles sociaux et des anarchistes emprisonnés, était d’autant plus grave qu’une des idées fortes de l’espace créé était l’autogestion, sans médiateurs, sans sigles, sans vedettes…
Après l’été, Julián Ríos et son groupe (dont certains appartenaient à des groupes de soutien, des avocats, des médecins, des psychologues, des assistants sociaux, des prêtres…) ont montré leur vrai visage, pour ceux qui n’avaient pas encore compris, en envoyant à la plupart des prisonniers en premier degré et à ceux qui se trouvaient dans les modules FIES une proposition de stratégie de lutte non violente, basée sur le self-control, pour créer les conditions pour la progression de degré et autres améliorations à niveau individuel avec un appui et un suivi de l’extérieur « à travers des programmes concrets ». Les compagnons prisonniers virent tout de suite que cela n’avait rien à voir avec l’abolition du FIES, qu’il s’agissait en fait plutôt d’une stratégie de pacification. Et ce n’est pas par hasard si cette « stratégie » est justement arrivée à un moment où l’espace de lutte collectif était en plein développement, comme un tentative de freiner et de diviser. Tout le monde savait bien que ces groupes n’aimaient pas du tout la tournure que prenait la lutte qui sortait de leurs cadres légalistes et intégrateurs. Ils avaient montré leur véritable fonction et à partir de ce moment, tout lien de collaboration possible était rompu.
Le mouvement anarchiste et antiautoritaire
La fin des années 90 est une période au cours de laquelle le mouvement anarchiste et antiautoritaire connaît de nombreuses évolutions et ruptures. Le mouvement libertaire formel qui se structurait autour de la CNT, des Athénées Libertaires, ou encore des Jeunesses Libertaires (en passe de s’autodissoudre) a du plomb dans l’aile. Des voix critiques s’élèvent, jusque dans ses propres rang, aussi bien par rapport à des prises de position « officielles » de la CNT (entre autre celle défendue vis-à-vis des compagnons italiens arrêtés suite à un braquage à Cordoba) ou des questions de fonctionnement, qu’en avançant une critique plus générale du syndicalisme et des organisations de synthèse. De son côté, le mouvement autonome ou antiautoritaire qui s’articulait autour de squats, de centres sociaux et de nombreux collectifs de quartiers (pour la plupart « antifascistes ») commence à s’essouffler. La large campagne qu’il avait alimentée autour de l’insoumission touche à sa fin avec la suppression du service militaire obligatoire. La pénalisation de l’occupation et plus généralement la spéculation immobilière galopante rend les Centres Sociaux de plus en plus éphémères. Pour éviter une « criminalisation » et une « marginalisation », certains vont entamer des négociations avec des partis politiques et dériver logiquement vers le réformisme, tandis qu’une autre partie du mouvement va se radicaliser.
A cette époque, on commence à parler d’organisation informelle, de groupes d’affinité et de lutte insurrectionnelle. Il souffle un vent frais qui balaye les restes putréfiés des vieilles orgas. La lutte contre le FIES sera le terrain où ces conceptions de l’anarchisme, nouvelles pour l’Espagne, vont être confrontées à la réalité d’une lutte, montrant les limites que présentent tous les schémas organisationnels dès lors qu’ils sont transposés et appliqués de manière idéologique. Face à une situation nouvelle, il est en effet toujours question d’expérimenter, tirer d’expériences antérieures ce qui peut nous servir aujourd’hui, mais sans s’enfermer à nouveau dans des modèles d’organisations préconçus, mêmes informels.
C’est dans ce contexte qu’arrivent les communiqués de prisonniers cherchant à ouvrir un espace de lutte. La proposition est accueillie avec beaucoup d’intérêt par la partie du mouvement qui évolue désormais en marge des orgas libertaires, ainsi que par quelques individualités qui y sont encore liées. Des assemblées se tiennent au même titre que des échanges entre villes, quelques publications sont créées pour relayer l’info, dont certaines (A Golpes, AAPPEL, etc.) feront le choix questionnable de publier systématiquement toutes les lettres de prisonniers. Au fil du temps, ces outils de débat et d’analyse, cet espace où lancer des propositions vont dégénérer, et l’information y deviendra de plus en plus une fin en soi.
Une partie du mouvement se situe alors dans une position de soutien par rapport à « la lutte des prisonniers » même lorsque, dans le meilleur des cas, une solidarité active s’exprime avec eux. Tout au long de la lutte, certains tenteront cependant de développer une projectualité propre contre la prison, et non plus uniquement en soutien à la lutte des prisonniers. En plus de l’énorme travail de coordination et de diffusion lié à la lutte des prisonniers eux-mêmes (la communication entre différentes prisons reposant quasi exclusivement sur l’extérieur), les interventions et les actions de solidarité iront en se multipliant.
Dès le début de la lutte, une large palette de moyens d’action est utilisée à l’extérieur : de la diffusion de tracts aux collages, des tags à la casse en passant par des attaques incendiaires nocturnes et diurnes, en passant par divers sabotages et l’usage d’engins explosifs artisanaux, etc. Outre les nombreuses banques cramées, les objectifs seront plutôt variés avec la mise à profit de diverses listes d’entreprises liées à la gestion des prisons, ce qui se traduira par des auto-réductions dans des supermarchés qui font fabriquer des articles par des détenus, des bombes dans des instituts de formation de matons, des attaques contre la justice, les syndicats de matons, les médias, etc. Chacun cherchera à redéfinir l’ennemi, dégager ses ramifications, mettre à nu ses points faibles. Si la plupart des attaques ne seront pas plus revendiquées que par les tags laissés sur place ou quelques lignes envoyées à l’une ou l’autre des publications anarchistes qui pullulent à l’époque (ce qui servait surtout à savoir où en était le mouvement), certains feront pourtant le choix fort contesté d’avoir recours à la presse pour rendre publiques leurs actions.
Les colis piégés
Début avril 2000, un colis piégé adressé à Zuloaga (journaliste à La Razón) est intercepté. Le six mars, celui-ci avait écrit un article cherchant à noircir la lutte des prisonniers en la reliant à la stratégie des militants de l’ETA. Ce paquet est dans un premier temps attribué à l’ETA puis revendiqué au bout de quelques jours par un communiqué signé « los anarquistas ». Ce sera le début d’une longue série d’envois de ce type (au total, 12 en un an).
Soulignons tout d’abord les problèmes éthiques liés au moyen employé, au fait de s’en remettre aux hasards de l’acheminement du courrier pour toucher un chien de garde du pouvoir, c’est-à-dire de déléguer à un exploité – avec tous les risques que cela comporte pour sa personne mais surtout au mépris de sa volonté propre – le port d’un engin à domicile, et aux contradictions entre les fins et les moyens qui en découlent. Mais se pose également le problème de s’en prendre souvent aux secrétaires et aux employés, esclaves de grands de ce monde qui ouvrent rarement leur courrier eux-mêmes. On se demandera s’il s’agit bien là de ce qu’on entend par « frapper le pouvoir dans ses hommes et ses structures »…
En juillet, un nouveau colis sera à revendiqué avec d’autres attaques en Espagne et en Italie, toutes rassemblées sous le sigle « Solidarité Internationale ». Le communiqué précise qu’il ne s’agit pas d’une avant-garde armée, qu’en suivant quelques principes, chacun peut utiliser le même nom, etc. Mais ce n’est au fond qu’une déclaration d’intention, tant la revendication et la signature en elles-mêmes servent justement à distinguer un geste de révolte des autres, le faisant émerger du marécage de la conflictivité sociale diffuse pour le placer dans une logique qui est en soi politique.
On notera encore au passage que, s’il faisait preuve de volonté de blesser, le colis piégé envoyé à Zuloaga a aussi démontré l’inefficacité de la méthode employée, vu qu’il était presque impossible qu’un de ces colis arrive jamais à son destinataire. Les colis suivants – certains ne contenaient même pas de charge explosive – allaient tomber dans la répétition absurde et dans la recherche d’un effet purement spectaculaire. Ces « attaques » n’existaient que par le ramdam médiatique qu’elles causaient, ce qui ne les empêchera pas d’occuper le haut de l’échelle de la radicalité dans l’imaginaire de certains. Ce mode très particulier eut au moins deux effets nocifs, puisque d’une part il éclipsait toute la variété d’attaques et d’actions directes présentes, et d’autre part il permettait aux bourreaux de passer pour des victimes. Outre qu’ils rentraient dans une logique du contre-pouvoir, les colis piégés lançaient une menace irréelle, et cela les puissants le savaient bien. L’Etat connaissait pourtant le potentiel révolutionnaire qui – bien qu’encore à l’état embryonnaire – était déjà contenu dans l’espace de lutte. La répression qui allait suivre et les mesures visant à freiner son expansion seront principalement d’ordre préventif.
« Montages » et répression
Dans le cadre de la préparation de la grève de la faim qui allait commencer le premier décembre 2000, la Brigada de Información arrête et fait des perquisitions aux domiciles de deux jeunes anarchistes à Madrid le 8 novembre. Il sont accusés de l’envoi de colis piégés en solidarité avec la lutte des prisonniers, et on leur applique la loi antiterroriste. E.M. sera remise en liberté sous accusations et E.G., chez qui on découvre supposément 40 grammes de poudre, sera mis en « liberté sous caution » après un jour de prison. Il sera réincarcéré une semaine plus tard suite au lynchage médiatique. Un autre compagnon accusé n’est pas localisé par la police, le domicile de ses parents est perquisitionné. Trois prisonniers FIES sont aussi accusés. Tous participaient activement à l’espace de lutte. Le même jour, les membres d’un soi-disant commando de l’ETA ainsi que la « direction politique du PCE(r) » sont arrêtés, ce qui aide bien évidemment à légitimer les arrestations face aux citoyens bien-pensants. Les médias font aussi explicitement l’amalgame en évoquant des liens entre les inculpés et des groupes autoritaires tels que l’ETA ou son entourage. Avec la police, ils inventent un complot international anarchiste dans lequel le cerveau et l’organisateur d’une « cellule anarchiste » hiérarchisée serait le prisonnier anarchiste Claudio Lavazza et deux autres prisonniers FIES, affirmant que ceux-ci « dirigeaient tous les mouvements des jeunes ». Dans leur imagination fantasmagorique, « E.M. était chargée de maintenir les contacts avec les prisonniers FIES responsables de cette organisation. E.G. était chargé de fabriquer les colis avec les explosifs. La personne encore en cavale recevait, dans une boite postale, les instructions des prisonniers à propos des personnes auxquelles il devait envoyer les paquets. Il était aussi chargé d’élaborer les textes qui étaient inclus dans les paquets » (El Mundo, 10-11-00). En janvier 2004, E.G. sera finalement condamné à quatre ans de prison pour possession de substance explosive, les affaires contre les autres inculpés ont été classées sans suite, démontant ainsi la trame de l’« organisation armée ».
Le plus grave fut pourtant la réaction de panique du « mouvement antiautoritaire » (surtout à Madrid). Au lendemain des arrestations, une centaine de personnes assistent à une réunion (de laquelle émergera l’« Assemblée d’amis et de compagnons d’Eduardo ») au cours de laquelle on commence à parler de faire une conférence de presse pour proclamer l’innocence des compagnons arrêtés. Les campagnes pour la libération de E.G. et les défenses qui suivront iront aussi dans ce sens. La Cruz Negra Anarquista [Croix Noire Anarchiste, CNA] de Madrid, dont Eduardo faisait partie, enverra vite un communiqué à la presse se distanciant de toute action violente : « la CNA se dissocie complètement des actes dont est accusé le compagnon (…) L’organisation CNA ne s’identifie pas avec ce type d’actions individuelles (…) Qu’il soit bien clair que la force ou la violence organisée ne font pas partie des méthodes que nous utilisons »6. La CNT, de son côté, a fait tourner une circulaire appelant à expulser les différents groupes de CNA de ses locaux, ce qui fut rejeté dans pas mal de villes, dont Madrid, où les groupes étaient plus ou moins composés des mêmes personnes. Ainsi, une partie du « mouvement formel » créait une barrière autour d’elle, montrant du doigt indirectement (c’est-à-dire en tentant à peine de dissimuler le doigt) ceux qui se retrouvaient alors de l’autre coté.
Le manque de capacité à faire face à la répression sautait aux yeux, et toutes les carences et les faiblesses du mouvement dans la rue se manifestaient d’une manière assez dramatique. La répression pointait déjà le bout du nez depuis pas mal de temps, tandis que les compagnons qui l’avaient vu venir n’avaient pas su se doter des moyens nécessaires et des outils indispensables pour réduire ses effets dans la mesure du possible et continuer la lutte. Les coups arrivèrent donc de plein fouet, et ne furent pas toujours bien encaissés. Vu la position de faiblesse de compagnons incapables de se défendre, il était d’autant plus difficile de garder l’offensive.
En février 2001, au cours de la conférence d’Europol à Madrid, l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Portugal proposeront la création d’un fichier spécial sur ce qu’ils appellent le « terrorisme anarchiste international ».
Le 3 octobre 2001, des agents de la Brigada de Información arrêteront encore deux compagnons à Madrid et un troisième à Oviedo (Asturies), les accusant d’appartenance à une « cellule anarchiste » responsable de quatre autres attaques avec des engins explosifs durant l’été à Madrid. On parle de nouveau des connections Italie-Espagne-Grèce en inventant le nom de « triangle anarchiste méditerranéen », et des liens avec « les prisonniers FIES », avec lesquels certains avaient des contacts. L’enquête mentionne aussi les contributions espagnoles à la rencontre de l’IAI (Internationale Antiautoritaire Insurrectionnaliste) en Italie datant de décembre 2000, où il avait été question de « la lutte contre le FIES ». Toutes les preuves se basent sur des relations et sur la participation à différentes publications anticapitalistes. Le 7 octobre, ils seront envoyés en prison et libérés une semaine plus tard, les accusations étant tombées faute de preuves.
Quelques semaines auparavant, dans différentes villes d’Italie, des locaux, des squats et des domiciles de compagnons avaient à leur tour été perquisitionnés. La DIGOS7 , qui avait surtout ramassé du papier et du matériel informatique, avait prêté beaucoup d’attention à ce qui provenait d’Espagne et de Grèce et à tout ce qui faisait référence à la lutte contre la prison. L’excuse était l’enquête sur les actions signées « Solidarité Internationale ».
Quelques mois plus tard, une note de la préfecture de police sera diffusée, indiquant que « les anarcho-terroristes préparent une campagne d’attentats » contre les syndicats liés aux fonctions répressives, en précisant aussi que derrière ces actions se trouveraient de « vieilles connaissances » de la police liés au groupe de « Los anarquistas », dont les principaux « leaders » se trouvent en prison.
En guise de conclusions (quelques pistes pour un débat qui n’a jamais eu lieu)
Dans le paysage répressif espagnol, les « montages » se sont depuis lors bien installés. Au cours de plusieurs opérations répressives, il fut encore question des colis piégés et des fameuses connections internationales, surtout avec l’Italie. Aucune n’a pourtant eu le même effet démobilisateur que la première, peut-être simplement parce que celle-ci avait déjà fait bonne partie du sale boulot, et sans même parler de toute l’énergie qui avait été canalisée à travers le réflexe antirépressif indigné, énergie qui par ailleurs n’aurait pas nécessairement été investie en efforts dans la lutte contre le FIES. La campagne pour la libération d’Eduardo, innocentiste et victimiste au possible, portait un discours sur l’action directe et sur la violence révolutionnaire qui traçait clairement des camps entre les bons et les méchants, avec toutes les conséquences qui en découlaient.
Pris entre deux feux, la marge de manœuvre dont disposaient les compagnons à l’extérieur s’est réduite à très grande vitesse. Le réseau de communication qui avait été établi durant la période 1999-2002, constituant la colonne vertébrale de l’espace de lutte informel, a été l’objet d’une répression alors inattendue (arrestations, filatures, pressions les plus diverses, instructions judiciaires connues ou méconnues). Mais plus que le climat de tension que créé par tout cela, c’est surtout l’usure et l’absence de perspectives qui a fait décliner l’espace de lutte ouvert contre le FIES.
Dès le début de la lutte, les compagnons avaient ramé pour développer une projectualité propre qui dépasse en pratique la solidarité avec la lutte des prisonniers. Ceci était dû, au moins en partie, à une mythification du « prisonnier », considéré abstraitement comme l’archétype du rebelle conscient. Pris par le désir fou de voir nos idées dans toutes les têtes, certains avaient cru que les prisons étaient remplies de rebelles, alors qu’elles sont tout simplement remplies de prisonniers. Ils avaient oublié que la condition de prisonniers n’était rien d’autre qu’une imposition de l’Etat répondant à des actes ou à une condition sociale qui n’étaient en soi pas synonymes de révolte. A travers l’idéalisation des prisonniers, c’était la lubie marxiste du sujet révolutionnaire qui revenait par la fenêtre, tous les espoirs étant transférés inconsciemment d’une catégorie sociale (autrefois le prolétariat) à une autre. L’extériorité de fait dans laquelle cette idéalisation cantonnait les compagnons rendait d’autant plus difficile de dépasser le cadre des revendications spécifiques avancées par les prisonniers, afin de déboucher sur une lutte contre la prison et la société qui en est le produit et la produit en retour. Ceci aurait pourtant permis que chacun trouve sa place dans cette lutte, voire même peut-être de commencer à dynamiter les hiérarchies naissantes au sein d’une lutte en proie comme toutes les autres à la personnalisation à outrance, aux rumeurs et à des problèmes personnels entravant la lutte commune.
Après l’impasse des rapports avec les groupes réformistes, il y eut la tentative de créer les « cercles d’amis et proches des prisonniers en lutte » qui resta sans suite. Probablement en partie parce qu’il n’était pas clair comment articuler un tel outil au sein d’une projectualité contre la prison. Les compagnons s’étaient heurtés à maintes difficultés à l’heure de nouer des liens combatifs avec des personnes supposément plus « sensibles » à la prison. Et en ce sens, c’était l’importante question de comment élargir socialement la lutte qui se posait ici.
Un poids énorme fut accordé à la correspondance avec les prisonniers. Si celle-ci restait indispensable à la coordination et à l’existence même de l’espace de lutte collective, l’effort semblait parfois quelque peu disproportionné, si l’on voit le peu de communication et de débat réels. Le bilan des relations avec les prisonniers est aussi douloureux, si l’on constate le peu de complicités sur lesquelles celles-ci ont débouché, et ce malgré le nombre de lettres qui sortaient des taules signées « vive l’anarchie ! ». En effet, si l’un des fruits de la lutte fut une prise de conscience réelle de certains prisonniers, il y eut aussi des taulards qui apprirent quelques slogans et un peu de rhétorique anarchisante pour s’assurer soutien, argent, petites amies, etc.
Enfin, quand bien même ces années truffées d’erreurs et de coups durs mal encaissés ont laissé un arrière-goût amer chez pas mal de compagnons, il faut reconnaître à la lutte contre le FIES le mérite d’avoir été la première expérience concrète d’un mouvement enfin débarrassé des entraves de l’anarcho-syndicalisme. S’il manquait de maturité, il s’était au moins libéré des illusions et des schémas classiques les plus rances de l’organisation formelle. S’il a parfois fait preuve de plus de générosité que de lucidité, et a clairement montré ses limites et faiblesses, il ne s’agit certainement pas de faire l’impasse sur les idées d’auto-organisation et d’informalité qui donnèrent forme à l’espace de lutte, ni aux valeurs d’entraide et de solidarité qu’il a porté. Ce n’est pas en faisant aujourd’hui les vieux sages, en disant que nous étions des jeunes cons et en faisant passer cette tentative avortée pour une erreur d’enfance que nous la dépasserons. Le chemin se fait en marchant, en trébuchant et en se relevant.
Desde ambos lados de los pirineos
Notes
1 Période qui a suivi la mort de Franco en 1976 et a été marquée par une forte effervescence sociale.
2 Association de Prisonniers en Régime Spécial (Asociación de Presos en Régimen Especial)
3 Fichier de Détenus avec Suivi Spécial (Fichero de Internos en Especial Seguimiento), les prisonniers selon le type de délit et le comportement en détention se voient attribuer des classifications et des régimes spéciaux.
4 Différents groupes assistantialistes, qui plaident pour la réforme des prisons. Ils avaient dénoncé le régime FIES depuis des années. Beaucoup d’entre eux naissent des mouvements de quartiers des années 80-90.
5 Professeur et avocat, spécialiste en droit pénitencier, proche de la coordination de soutien aux prisonniers.
6 Extrait du « Comunicado de la organización Cruz Negra Anarquista – Grupo Madrid a los medios de comunicación » du 16 novembre 2000.
7 DIGOS : service d’investigation politique de la police italienne.