En finir avec le prisonnierisme

En finir avec le prisonnierisme
pour retrouver des perspectives offensives

Il pourrait sembler banal pour des révolutionnaires de revenir une fois de plus sur la question des prisons, entendues au sens strict. Notre expérience et nos réflexions sont ainsi peuplées des récits de celles et ceux qui y ont lutté par le passé ou des compagnons qui y séjournent régulièrement. A travers nos engagements, nous savons aussi que son ombre est une menace permanente contre celles et ceux qui luttent contre le pouvoir sous toutes ses formes. Cependant, au-delà de ces aspects qui nous touchent de près, les tranformations récentes de la prison nous poussent une fois de plus à revenir brièvement sur l’argument.

L’incarcération de masse, un mode de gestion

La prison est surtout un instrument en pleine expansion, toujours plus complexe et plus vaste, qui engloutit une énorme quantité d’individus, souvent même au-delà des actes qu’ils peuvent accomplir. Nous vivons une époque d’incarcération massive où fleurissent à travers toute l’Europe les chantiers de construction de structures carcérales en tous genres, passant d’une quantité de prisons surpeuplées à une autre, plus importante encore. Dans ce processus, précisons que non seulement les longues peines ont des durées minimum réelles qui explosent (25, 30 ans et plus), et d’autre part que le champ de ce qui est permis se rétrécit, allongeant la liste des délits : toujours plus d’actes et de comportements tombent sous le coup du code pénal, tandis que les petites peines comportent toujours plus de ferme. Enfin, on finit toujours plus au trou, non par pour des faits, mais pour ce qu’on est : centre de rétention parce que dépourvu du bout de papier requis, hôpital psychiatrique parce qu’au comportement « anormal », en garde-à-vue parce que pauvre dans un quartier où règne le couvre-feu de jour comme de nuit, prison parce que louche dans une situation de bordel, etc. Dans le même temps et pour boucler la boucle, des armées de sociologues et de juristes besogneux potassent sur des « peines alternatives » qui permettent de développer la prison à domicile pour élargir encore le nombre de personnes « éligibles à une sanction ».

Dans une telle situation, il serait pour le moins limité d’affirmer que l’augmentation exponentielle de la quantité d’êtres humains qui passent par les geôles de l’Etat est automatiquement liée à une augmentation de la conflictualité qu’il faudrait contenir, ou qu’il s’agirait d’une mesure préventive du pouvoir face à de futurs troubles. C’est un mode de coercition, certes, mais c’est aussi un mode de gestion et parfois même de production, parmi d’autres, en restructuration permanente.
Du raffinement de la torture

Dans nos démocraties donneuses de leçons en matière de liberté, le fonctionnement des prisons est à l’image de ce qui se passe à l’extérieur. Elles sont une arme aux mains des puissants qui permet de garantir l’exploitation. Cette dernière repose en effet à la fois sur l’acceptation de la mise au salariat pour se procurer un revenu, voire sur une adhésion à cette forme particulière de travail, et en même temps sur la peur de la punition qui frappe toute activité qui pourrait permettre d’échapper à la violence du salariat ; peur de perdre d’un coup le peu qu’on a accumulé, d’être privé de ses proches, de finir enfermé. Le contrôle des corps et des esprits est d’ailleurs là pour nous persuader que les moindres faux-pas sont connus et risquent de mal finir, accentuant la crainte et neutralisant les velléités d’une révolte qui dépasserait la simple protestation.
De la même façon, la gestion carcérale repose à son tour sur l’intégration de la norme, le degré de résignation déterminant le régime de réclusion. En prison, si la sensation d’être à la merci de la répression brutale est plus exacerbée et le contrôle plus direct encore, ceux-ci s’accompagnent aussi de mécanismes plus subtils qui vont au-delà même du deal traditionnel « tu te tiens tranquille, on te fout la paix » – les deux termes de l’échange, bien sûr à géométrie variable, s’étendant évidemment à l’ensemble de l’entourage. Cela n’est pas nouveau, puisqu’on trouve jusque dans les récits de bagnards des exemples de châtiments exemplaires destinés aux plus récalcitrants, tandis que les plus dociles faisaient pression sur les autres pour que tout se passe « au mieux » et que la pratique de la balance pouvait servir à s’assurer de meilleures chances de survie.
Sans vouloir revenir sur les diverses réformes qui ont émaillé l’histoire carcérale, on peut constater comment, particulièrement sous nos latitudes, le jeu de la carotte et du bâton a pu se raffiner. En même temps que les méthodes d’annihilation des réfractaires se perfectionnaient (au mitard et aux tabassages sont venus s’ajouter les régimes spéciaux d’isolement parfois agrémentés de privation sensorielle …), l’octroi de certains avantages en réponse la plupart du temps à des révoltes et des mutineries, a également contribué à la pacification sociale à l’intérieur des taules. En effet, dedans comme dehors, le contrôle ne se limite pas aux stricts dispositifs de surveillance de plus en plus sophistiqués. Il repose aussi sur ce qu’on a à perdre et pénètre bien plus avant dans l’intimité de chacun : la télé (outre l’abrutissement généralisé qu’elle induit), les différentes cames (mis à part les ravages qu’elles provoquent), les examens médico-sociaux ou la participation active au système notamment par le travail pour bénéficier de permissions ou de conditionnelles sont autant de formes de chantage à la bonne conduite. De la même manière, le maton sort de son strict rôle de bourreau et de porte-clefs dès lors qu’il devient celui qui pourra améliorer quelque peu les conditions de détention, non pas parce qu’on l’aura affronté, mais parce qu’on aura joué son jeu, celui des mille petits privilèges. C’est ainsi qu’en étant, même malgré soi, plus lié à l’ennemi dans l’aménagement de sa propre cage, on oublie parfois que si la laisse s’allonge, le collier est plus serré.
Pour finir, la création d’un nombre croissant de statuts différenciés a également beaucoup favorisé la désagrégation de la conscience d’une communauté de condition et d’intérêts, même si elle n’en est pas l’unique facteur. Car là encore, la prison n’est que le reflet en condensé des rapports qui existent à l’extérieur.

Transformations et mythe du « prisonnier »

Sans vouloir mythifier ni les rapports sociaux, ni la délinquance d’antan, on ne peut que constater l’extension du règne de la marchandise. En trente ans, la grande réussite du capital est d’avoir réussi à rendre son horizon totalitaire. Ce qu’on déplore souvent en taule comme la « disparition de la vieille éthique » (prisonniers contre matons, hiérarchie liée au délit, rejet de toute forme de balance…) au profit d’une jungle d’alliances, n’est que le constat plus vaste que la tension de classe qui permettait d’opposer au capital une contre-utopie (globalement basée sur l’égalité et la liberté) s’est transformée en rébellion contre le capital à partir du capital, mais avec cette fois sa reproduction exacerbée comme seul possible. Une partie de la délinquance qui auparavant pouvait ainsi se développer au sein d’une forte conflictualité sociale autour de l’appareil de production, devient essentiellement commerce et se trouve dès lors beaucoup plus compatible avec les impératifs de l’accumulation capitaliste dont elle reproduit les valeurs.
Rien de surprenant donc à ce qu’en prison comme ailleurs, des négociants pour qui les complicités se transforment en relations d’affaire et les amitiés en rapports utilitaristes intègrent la logique bénéfice/coût et soient prêts à rentrer dans le système de deal du pouvoir en place. Dans une société massifiée et atomisée où chacun doit affronter l’insécurité liée à la dépossession de tous les aspects de sa vie, il n’est pas non plus étonnant que les camps continuent de se brouiller et que l’antagonisme tende à devenir de plus en plus une guerre de tous contre tous. Cette logique de guerre nous met donc face à une situation complexe : des personnes prises dans la guerre sociale, mais imprégnées de la guerre civile dans laquelle elles ont grandi et que tout contribue à entretenir.
Bien entendu, les liens criminels qui dépassent ou sortent de la logique marchande n’ont pas tous disparu, mais ils se paient toujours plus cher dans un système judiciaire à l’image du reste, où on négocie sa peine à travers l’avocat comme on se vend à un juge. Dans un tel contexte, les révoltés à l’autorité qui atterrissent en taule ou ceux qui purgent de longues peines et qui ont réussi à préserver leur rage, tous se prennent de plein fouet cette transformation des rapports sociaux : non seulement ils rament toujours plus pour rencontrer des complices, mais ils sont souvent isolés à la fois par l’administration pénitentiaire et par les autres détenus, qui voient alors en eux un danger potentiel.
Il ne s’agit évidemment pas de prétendre avec le pouvoir que les prisonniers seraient pires que les autres, ce qui n’a absolument aucun sens, mais d’éviter le renversement qui consiste à en faire de manière homogène des individus nécessairement plus révoltés que d’autres. Abandonner le mythe du « prisonnier rebelle », c’est abandonner la vieille idée selon laquelle les prisonniers seraient en soi et en bloc des sujets susceptibles de porter des valeurs d ‘émancipation et de liberté remettant radicalement en cause ce système.
La colère et la rage sont certes présentes et diffuses en taule, mais leur expression, si radicale puisse-t-elle être dans ses formes, porte rarement un contenu et des perspectives qui rompent avec l’existant. De manière générale, la normalité de la domination pèse de façon écrasante (poids de la morale et des hiérarchies internes, pacification qui fait qu’il n’y a pas de révolte à chaque assassinat ou chaque tabassage et, plus important, qu’on ne perçoit pas qu’il s’agirait d’une auto-défense minimale), et si tout peut exploser à chaque instant (autant dans la cour sur une dispute entre prisonniers à propos de conneries qu’avec les matons sur une embrouille habituelle de parloir), il arrive souvent que ça parte dans tous les sens, pour le plus grand profit de l’administration. A l’image de la société en somme.

Chaque âge saccage sa cage

Il ne s’agit donc pas de nier la conflictualité qui peut exister à l’intérieur comme à l’extérieur des murs, mais bien de se poser la question du comment la diffuser et l’exacerber sur le fond, plutôt que de faire l’apologie de ses formes.
Le réflexe conditionné qui consiste à soutenir « les prisonniers » de manière inconditionnelle a déjà montré ses limites en ce qu’il méconnaît et fait totalement l’impasse sur les contradictions qui traversent les taules. Il est parfois arrivé que la solidarité avec des prisonniers en lutte sur des bases et dans des contextes très clairs donne lieu à des dépassements du cadre carcéral proprement dit, pour remettre en cause l’ensemble de la société et du système qui non seulement a besoin des prisons, mais en est devenu une lui-même. Cependant, agir sur ce terrain qui nous concerne toutes et tous ne peut nullement revenir à être dans l’attente de ce qui se passe à l’intérieur des murs, ou à se positionner par avance au cul d’hypothétiques mouvements de prisonniers pour attaquer tout ce que représente déjà partout la prison. Constater et analyser l’immense prison dans laquelle nous nous trouvons tous et toutes, et dont les murs sont palpables au quotidien, devrait conduire à éviter un certain activisme faisant de la prison un thème artificiellement détaché du reste.

Si la nécessaire solidarité avec des individus auxquels nous unissent des liens d’affinités en ce que nous partageons la lutte contre ce monde est évidente, il est plus complexe d’intervenir par rapport à des actes qui nous paraissent intéressants, mais dont nous ignorons ce qui les motive. Une des bases de la solidarité pourrait alors être de porter réellement la lutte contre toutes les prisons, à commencer par la nôtre, et contre le monde qui les produit. Car lutter pour détruire tous les enfermements est plus que jamais d’actualité. En plus des perspectives pratiques que cela ouvre, se battre contre la domestication des corps et des esprits et les cages qui nous sont imposées de toutes parts peut permettre de dépasser les fausses séparations intérieur/extérieur en faisant le lien entre les divers enfermements, mais aussi de mieux creuser les différences qui, elles, sont bien réelles : entre ce qui conforte et renforce la domination et l’ordre existant, et ce qui va au contraire dans le sens de plus de liberté pour toutes et tous.

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