Malgré une longue tradition de poncifs militants, on aurait tort de continuer à parler d’ « Europe forteresse ». Si l’expression est commode, elle fait oublier que les étrangers riches n’ont pas de problème d’accès au territoire européen. Elle cache aussi surtout le fait que le continent reste une terre d’immigration légale ou légalisée, comme elle l’a toujours été, en fonction des besoins de main d’œuvre. Le décalage croissant entre des immigrés choisis par nationalités, quotas ou durée de survie avant régularisation et tous ceux qui continuent d’arriver sans demander d’autorisation a ainsi souvent pu conduire à cette simplification.
Les deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc constituent l’une des seules voies terrestres pour accéder en l’Europe. Si on sait que la Méditerranée constitue un des plus grands cimetières européen en raison du nombre de réfugiés noyés lors de la traversée vers l’Italie (Lampedusa et la Sicile), l’Espagne (le détroit de Gibraltar, les Canaries), mais aussi vers Chypre ou Malte, cette frontière a longtemps offert l’avantage d’un passage gratuit et plus sûr, pour peu que l’auto-organisation et la détermination soient au rendez-vous.
Ce n’est qu’en 1998 que la ville de Melilla, 65 000 habitants, a construit un centre de rétention particulier, dit CETI (Centro de Estancia Temporal de Inmigrantes), semi-ouvert mais à détention illimitée, contre 40 jours dans les dix autres camps de déportation, les CIE (Centro de Internamiento de Extranjeros), créés à partir de 1985. La Granja, cogéré par la Croix-Rouge et l’association Maria Immaculada, est d’une capacité de 250 places et sert de centre de tri entre ceux qui seront relâchés dans une ville espagnole du continent avec un avis d’expulsion, et tous les autres, refoulés par bateau ou par avion. Cette même année a aussi débuté la construction d’une barrière métallique autour de la ville, sur l’exemple de Ceuta l’année précédente. Depuis 1994 en effet, les traversées par bateau de «subsahariens» à partir du Maroc (Sidi Ifni, El Aaiun, Dajla) vers les Iles Canaries d’un côté et le sud de l’Espagne (Cadiz, Málaga, Almeria) de l’autre ne vont cesser d’augmenter. Parallèlement, les attaques individuelles ou par petits groupes de la frontière terrestre qui mène vers Ceuta et Melilla vont également se multiplier.
C’est cependant à partir de 2005 que tout va s’accélérer de ce côté-là. Des milliers de migrants, peut-être las d’attendre un passage victorieux par bateau contre les 1500 dollars dus aux passeurs (la surveillance technologique et humaine des voies maritimes a beaucoup augmenté), à bouts de ressources (dépouillés par la police, rackettés par les mafias, enfermés et tabassés dans les prisons marocaines ou libyennes à chaque échec) ou tout simplement plus pauvres, vont alors lancer des vagues d’assauts massives afin de franchir en force le périmètre qui marque le passage vers les deux enclaves espagnoles. Si nous nous attarderons sur les assauts de cette année particulière, ce n’est pas parce qu’ils ont été plus médiatisés suite aux morts qu’ils ont causées, mais parce que de nombreux migrants ont pu raconter ensuite leur aventure, et surtout parce que cette expérience d’auto-organisation et de détermination qui brise les schémas victimistes parle à tout individu qui a la liberté et la rage au cœur.
La bonne entente hispano-marocaine
La frontière, longue de plus de 8 kilomètres à Ceuta et 10 à Melilla, est protégée par un double grillage en acier renforcé (contre les sécateurs), haut de 3 à 6 mètres selon les endroits, la Valla. Elle comporte une trentaine de miradors, des caméras thermiques et des appareils de détection à infrarouge. Une fois le premier grillage franchi avec des barbelés à son sommet, il faut se jeter dans la zone de l’entre-deux et soit chercher à forcer le passage des rares portes, soit escalader le second. A Melilla, il faut encore courir et se cacher pour gagner le centre ville, où seule la préfecture enregistre les demandes d’asile. Tous les autres sont impitoyablement rendus aux marocains après un tabassage en règle. Les gardes espagnols sont notamment équipés de balles en caoutchouc qui font des ravages, et disposent en outre d’une bonne motivation pour s’en servir : une prime de 500 à 800 euros par mois pour occuper ce poste.
L’ensemble du dispositif de sécurité, sur terre mais aussi en mer, a été dénommé Sive (Système intégré de vigilance externe). Créé en 1998, il est devenu opérationnel en août 2002 le long d’Algésiras, à l’embouchure du détroit de Gibraltar, puis s’est étendu à Malaga et l’île de Fuerteventura (Canaries) en décembre 2003, avant Cadiz et Grenade en novembre 2004, puis Ceuta, Melilla et Lanzarote (Canaries) en janvier 2005. Et enfin Tenerife, La Gomera, El Hierro, Valence, Alicante, Murcia et Ibiza en 2007. C’est à Cadiz que se trouve El Mando, le centre opérationnel de la guardia civil qui gère le Sive, passé d’un système de contrôle exclusivement terrestre à un dispositif très complexe en temps réel intégrant bandes vidéo, liaison satellitaire, radars, caméras thermiques et infrarouges, lecteurs automatiques de plaques d’immatriculations et détecteurs de pulsations cardiaques dans les ports, le tout appuyé par des unités d’intervention rapide comme des vedettes maritimes et des hélicoptères équipés d’aides à la navigation nocturne. L’aire d’influence du Sive couvre, dans les textes adoptés à Bruxelles en novembre 2003 sur les centres de contrôle des flux migratoires du Sud, toutes les eaux du Portugal, de la France et de l’Italie (Maroc, Algérie, Tunisie comprises, qu’elles le veuillent ou non). Le second Sive, basé en Grèce, doit voir le jour face à la seconde route des trafics de marchandises (humaines ou matérielles) utilisée dans les Balkans, la Turquie, l’Egypte et la Libye. Notons aussi qu’une des deux entreprises qui a installé le Sive, Amper, a déjà exporté son système à la Serbie et la frontière russo-lettone, tandis que l’autre, Indra, l’a exporté à Hong Kong.
C’est donc à un véritable bouclier européen de surveillance pour la Méditerranée que le Maroc se trouve associé par sa frontière de Ceuta et Melilla (et les nombreuses îles partagées dans le détroit), effectuant ainsi la fonction de gendarme extérieur. Dès 1999, ce pays faisait il est vrai déjà partie de la liste de ceux désignés comme prioritaires par l’Union Européenne afin d’élaborer des plans d’action visant à stopper les migrants (aux côtés de l’Albanie, de la Somalie ou de l’Afghanistan). Il a ainsi adopté en novembre 2003 une loi «relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc et à l’immigration et l’émigration irrégulières» créant notamment le délit d’émigration illégale (articles 50 à 52, prévoyant jusqu’à 20 ans de réclusion). C’est en échange de ce genre de lois et des camps qui s’en suivent que l’Union Européenne monnaye son «aide au développement» et sa «coopération», un marché que dispute la Libye au Maroc pour l’Afrique du Nord. Le programme de La Haye (novembre 2004) a entériné officiellement pour cinq ans ce lien étroit entre politiques (anti)migratoires et subventions en tout genre.
On notera aussi en passant que si l’absence de papiers en règle, pendant longtemps un simple délit administratif, était déjà devenu un délit pénal en soi pour les immigrés en Europe, les Etats comme le Maroc, sur le modèle de l’ancien bloc de l’Est, sont à présent en train de créer en Afrique le délit pénal d’émigration. Ils posent encore une fois clairement que les individus leur appartiennent (et pas le contraire), et qu’ils ne peuvent quitter leur territoire qu’en fonction de leur bon vouloir. Sur l’exemple marocain, la Mauritanie a ainsi signé un accord avec l’Espagne visant à construire en 2006 un camp militaire à Nouadhibou pour y enfermer les candidats à l’exil de son propre pays. Le Sénégal a conclu un accord identique…
En 2004, les sources officielles parlaient de 55 000 escalades individuelles ou à petits groupes des seuls grillages de Melilla. Si ces chiffres marocains sont certainement gonflés en vue de montrer l’efficacité de la police locale et surtout de faire pression sur les subventions européennes en agitant sans cesse de nouveaux besoins de financement, ils témoignent cependant d’un mouvement réel qui était déjà loin d’être négligeable. Cette année 2004 a en effet vu une accélération du rapprochement hispano-marocain, pays en froid depuis le conflit autour de l’îlot de Leila-Perejil en juillet 2002 : accords sur le rapatriement des exilés subsahariens en février, première visite officielle à l’extérieur de Zapatero en avril, aide supplémentaire annoncée de 950 000 euros (s’ajoutant aux 70 millions promis) en octobre, extension du SIVE aux côtes marocaines près de sa frontière avec l’Algérie en janvier 2005, adhésion du Maroc à l’OIM (Organisation Internationale des Migrations, qui gère l’aide au retour) en février, signature de l’accord de pêche gelé depuis 2001 avec l’Union Européenne en juillet.
Une des contreparties sera bien sûr la politique marocaine contre les immigrés, et en particulier autour de Ceuta et Melilla.
Ratissages et pression policière
Ces villes offrent en effet un aspect singulier pour les exilés, qui est d’être bordées de montagnes et de forêts. Des campements informels vont donc s’organiser sur le mont Gourougou, dans la forêt de la ville Nador qui surplombe Melilla, comme dans celle de Ben Younech, au nord de Ceuta.
Du 12 au 14 janvier 2005, trois jours avant la visite du roi Juan Carlos, près de 1200 membres des forces de sécurité marocaines, aidés de 25 véhicules militaires et de 3 hélicoptères démantèlent les campements informels de Gourougou, et arrêtent des dizaines de migrants. En février, c’est la forêt de Bel Younech qui est encerclée et assiégée, la principale source d’eau à l’entrée de la forêt bloquée. En mai se produisent de nombreux ratissages aux alentours pour capturer des réfugiés affamés qui tentent les allers-retours de la forêt vers des villages distants d’une petite dizaine de kilomètres (comme Fnidq) pour s’approvisionner, quant ils ne poussent pas jusqu’à la décharge municipale de Nador. Le 5 juillet, c’est le campement lui-même qui est investi et ratissé.
Chassés vers les montagnes escarpées, cachés dans des grottes ou des trous aménagés, réfugiés dans les agglomérations proches, une partie des migrants commence à se réorganiser du côté de Melilla et, le 29 août à partir du mont Gourougou, près de 300 d’entre eux tentent l’assaut des grillages. Ils sont repoussés à coups de balles en caoutchouc. Un petit groupe, encerclé par la guardia civil, fait l’objet d’un acharnement particulier dans le tabassage, provoquant des blessés graves et un mort (un Camerounais décédé suite à une hémorragie du foie). Malgré l’échec collectif, d’autres tentatives suivront pourtant du côté de Melilla, par petits groupes cette fois comme auparavant, notamment les 8 et 15 septembre. Tandis que plusieurs journaux locaux lancent une campagne raciste (Le Matin puis Ashamal, parlant de «ces gens-là» qui «polluent partout» ou de «criquets noirs» envahissant le pays), la police marocaine augmente la pression et procède à de grandes rafles : le 7 septembre dans le nord du pays puis le 27 septembre dans les quartiers populaires de Rabat, Casablanca, Tanger et Fès (1 100 arrestations).
De l’auto-organisation…
Au-delà de ces vastes opérations qui se sont de toute façon limitées techniquement et temporellement, l’approche de l’hiver, la pression des descentes de police en ville comme dans les bois et une bonne dose de rage vont pousser non seulement à regagner rapidement les forêts perdues au début de l’année, mais aussi à y préparer des vagues d’assaut qui seront cette fois massives et déterminées.
Selon les différents témoignages, l’auto-organisation se fait aussi bien par nationalités que par langues ou par réseaux de 10-15 personnes construits au fil d’un périple qui dure parfois depuis plusieurs années. De nombreux groupes se dotent de porte-parole ou chairman (pour les anglophones), qui regroupent les plus anciens selon l’ordre d’arrivée – certains ayant vécu plus d’un an dans la forêt. La coordination entre groupes ou communautés concerne les divers aspects matériels des campements : toilettes collectives improvisées et déchets (pour éviter la multiplication des maladies et épidémies), autoconstruction d’habitats précaires collectifs nommés «ghettos», équipes de secouristes pour soigner les blessés qui rentrent tous les soirs des tentatives discrètes de passage (jambes cassées, coupures profondes des barbelés) ou les malades, aidés en cela par des contacts irréguliers avec quelque ONG pour se procurer de rares médicaments. Enfin, concernant les conflits, plusieurs témoignages indiquent soit la présence de «sages», soit celle de «casques bleus» internes, créés à partir de juin suite aux tensions internes grandissantes générées par la pression policière.
On l’a dit, les premières attaques massives commencent en août à Melilla à partir du mont Gourougou. C’est un échec, mais elles provoquent de nombreux allers-retours de Bel Younech (Ceuta) à Gourougou (Melilla), et enclenchent à la fois un processus de réflexion collective (réunions informelles et assemblées) qui déboucheront malgré tout sur la poursuite de ce mode opératoire, mais aussi vers une vaste coordination technique : fabrication de nombreuses échelles artisanales de bois et de caoutchouc allant jusqu’à 10 mètres de hauteur, approvisionnements en gants ou substituts pour des centaines de personnes, choix d’un emplacement sur une bande de grillage qui fera jusqu’à 50 mètres de large en fonction de sa hauteur et de sa surveillance, organisation de groupes d’assauts et appel aux migrants des autres zones éloignées de la forêt. Des récits parlent aussi d’autres thèmes de débat abordés pendant les deux jours à Bel Younech comme la participation des femmes, qui aura finalement lieu, ou l’opposition entre certains chairman, certainement plus désireux de conserver leur petit pouvoir que de voir la forêt se vider en une sorte de tout pour le tout. Ces recompositions internes vont donc aussi voir l’apparition d’individus plus décidés, pour lesquels la liberté hors du piège marocain et le rêve de l’eldorado européen seront plus forts que les fragiles médiations établies pour gérer la survie quotidienne. Ce sont eux qui mèneront les groupes d’assaillants et seront les premiers à entendre siffler les balles de la guardia civil.
… aux attaques massives
Un mois après l’échec de la tentative de passage de 300 personnes à Melilla le 28 août 2005, ce sont près de 800 migrants qui cette fois se lancent dans un assaut en deux temps la nuit du 27 au 28 septembre. Près de 300 personnes parviennent à passer. Cette attaque victorieuse va donner des ailes à ceux de Ceuta, et forcer la décision collective.
La veille de l’ouverture du Sommet hispano-marocain à Séville, comme un pied de nez aux puissants qui eux sont bien capables de défendre leurs intérêts, en cette nuit du 28 au 29 septembre aux alentours de 23h, ce sont donc près de 500 migrants de la forêt de Bel Younech qui préparent leurs affaires. A 1h, ils partent en file indienne en direction de Ceuta. Arrivés devant les grillages vers 3h, là où justement il n’est encore haut que de trois mètres, le premier des cinq groupes lance les échelles et tout le monde suit. Les militaires marocains, alertés par les chiens, tirent à vue avec leurs fusils. Ils feront immédiatement deux morts et de nombreux blessés. Sous la lumière aveuglante des spots qui éclairent l’enclos, le deuxième groupe s’élance à son tour et attaque les grilles, puis les rouleaux de barbelés, mais ils sont déjà attendus par les gardes qui les cueillent en bas et commencent à les matraquer. Les réfugiés des deux groupes courent dans l’étroit boyau entre les deux clôtures, cherchant un passage vers Ceuta sans avoir à faire une nouvelle escalade et être tirés comme des lapins par les espagnols. La guardia civil obstrue rapidement les portes du second grillage avec ses véhicules. Ils tirent des gaz lacrymogènes mais aussi des balles en caoutchouc sur ceux qui y grimpent, tuant trois autres personnes sans toutefois empêcher la masse de passer. D’autres militaires espagnols sortent carrément du côté marocain et tirent dans le tas pour dissuader les hésitants des trois derniers groupes. Près de 225 personnes sont entrées dans Ceuta. Elles seront encerclées et s’asseyeront dans un coin contre la promesse de les conduire en ville (où elles pourront déposer une demande d’asile). Les forces anti-émeutes arrivent vers 4h du matin et tous les exilés sont durement tabassés puis directement remis aux autorités marocaines.
Face à ces attaques qui font du bruit et aux cinq morts qui gâchent un sommet qui avait pour but d’afficher la réussite des efforts conjoints des deux pays, des renforts sont aussitôt déployés à la frontière. Ils se montent à 1600 hommes côté marocain et 480 militaires espagnols, en plus des moyens techniques supplémentaires (comme 130 appareils de détection à infra-rouge). Tandis que les autorités marocaines multiplient les rafles, le secrétaire d’Etat espagnol à la Sécurité, Antonio Camacho déclare que «si ces avalanches se poursuivent, cela sera très difficile d’y faire front et je n’écarte pas d’autres situations non voulues», soit l’assassinat à bout portant de ceux qui viennent vendre leur force de travail à vil prix. Chacun sait pourtant qu’une fois enclenchée, aucune coercition n’est à même de briser aussi facilement une telle détermination collective, forgée au cours de mois de souffrances, de résistances et d’espoirs déçus. Et qu’il faudra y mettre le prix…
Une semaine pleine d’espoirs
Malgré tout cet arsenal, moins d’une semaine après, 650 nouveaux migrants repartent à l’attaque de Melilla le 3 octobre, vers 5h du matin. Cette fois, c’est un grillage de six mètres de haut plus ses barbelés qui est escaladé avec les échelles artisanales. Près de 300 parviendront une nouvelle fois à pénétrer dans Melilla, mais le nombre de blessés (tailladés, matraqués, touchés par les projectiles ou les coups de crosse) est important : 135, dont 5 dans un état grave. Sept policiers et militaires ont aussi été blessés dans l’affrontement (l’un souffre d’un traumatisme crânien), souvent à coups de pierres, tandis qu’une portion de la clôture métallique a été abattue. En représailles, l’Etat marocain promet de creuser un fossé de 3 mètres de profondeur aux abords de Ceuta, qui n’aura donc connu qu’une nuit de folie collective, et y poursuit sans trêve sa chasse à l’homme : la forêt de Bel Younech est investie, les campements brûlés, les militaires sont postés tous les 100 mètres, les patrouilles de jeep incessantes. 130 migrants y seront arrêtés. Quant aux abords de Melilla, c’est une autre paire de manche, puisque la montagne Gourougou couvre les réfugiés…
Le 5 octobre, pour la cinquième fois en huit jours, une vague de 500 personnes divisée en deux groupes monte à l’attaque du dispositif militarisé de Melilla, profitant d’un des derniers endroits de grillage situé à «seulement» trois mètres de hauteur. La bataille est rude, mais près de 65 migrants réussissent à franchir le double obstacle, tous dans un état pitoyable. Dans la mêlée, une jeep est retournée et un garde civil espagnol blessé dans l’opération. Deux nouvelles unités anti-émeutes de la Guardia civil sont aussitôt envoyées en renfort, tandis que Zapatero annonce la construction d’un troisième grillage, «ultrasophistiqué», «infranchissable» et… «inoffensif». Demandant l’aide de l’Union Européenne, il obtient une promesse de 40 millions d’euros pour le Maroc contre la réadmission par ce dernier de tous les illégaux passés par son territoire pour entrer en Espagne (en fait la même chose que les pays de l’espace Schengen appliquent déjà entre eux), selon un accord de 1992 rarement appliqué.
Le 6 octobre, une dernière vague massive tentera le passage en force de la frontière de Melilla à partir du point de Rostrogordo, vers 3h du matin. La presse parlera initialement de 1 500 personnes, chiffre improbable vu le contrôle intense de la zone de partance, les rafles à grande échelle (85 arrêtés la veille et 134 le jour précédent à Nador, près de Melilla) et toutes les arrestations lors des tentatives passées. Ils étaient probablement autour de 500, comme la fois précédente, qui déjà avait vu fondre, et à quel prix, le nombre de migrants réussissant à passer malgré leur acharnement. Cette fois, personne ne passera et six exilés de plus seront assassinés par les forces de l’ordre (soit 17 à cette frontière depuis le début de l’été). Tout l’effectif marocain (gendarmerie et «forces auxiliaires» du ministère de l’Intérieur comprises) et espagnol attendait de pied ferme au bord les clôtures. Ce fut un massacre. Peu d’informations ont évidemment filtré sur cette dernière nuit tragique, et seul le nombre d’assassinés a fait quelques lignes. Juan José Imbronda, le gouverneur de Melilla, se contentera de déclarer sur une radio privée : «Les forces marocaines ont collaboré, c’est ce que nous attendions»…
Déportations de masse
L’Espagne a rapidement organisé la déportation vers le Maroc de toutes celles et ceux qui avaient franchi cette frontière terrestre si symbolique (la plupart des sans-papiers arrive en effet en Europe par les ports et les aéroports), via Malaga ou Algesiras, à l’exception d’un groupe de 140 personnes. Beaucoup ont ensuite été convoyés vers Oujda, à la frontière algérienne, par l’Office des Migrations Internationales et la Fédération internationale du Croissant Rouge, d’où ont décollé plusieurs charters : six avions de 140 expulsés vers le Sénégal du 10 au 12 octobre sur Royal Air Maroc, un boeing 747 affrété spécialement pour 400 expulsés le 11 octobre vers le Mali, suivi d’un autre avion de 200 le lendemain. 2400 autres Africains (Congolais, Ivoiriens, Guinéens, Gambiens,…) ont été dès début octobre déportés par cars vers le Sahara Occidental, dans le désert frontalier avec la Mauritanie ou l’Algérie.
Le 9 octobre, un mini-scandale éclatera ainsi lorsque 500 d’entre eux, convoyés par treize autobus, seront retrouvés dans la zone de Bouarfa, après avoir été abandonnés plusieurs jours avant à la frontière algérienne dans le désert, sans eau ni vivres. Ils seront ensuite détenus sur la base de Taouima et de Berden (près de Guelmim). Là, malgré ou peut-être à cause des conditions inhumaines infligées par les militaires, ils lutteront encore par une grève de la faim, demandant leur libération. Ce ne sera le cas qu’après un mois et demi de détention, tous expulsés vers le pays d’origine (Sénégal, Mali, Cameroun, Guinée, Gambie) ou vers les camps algériens. Et de la même façon, début décembre, l’Algérie procédera à des rafles massives et videra ces camps de réfugiés, comme celui de Maghnia (ville frontalière en face d’Oujda), en en déportant à son tour certains dans le désert, près de la frontière malienne.
Tout continue…
Inutile de dire que faire reculer la frontière n’a rien changé, sinon le nombre de morts, vu l’accroissement des difficultés : les pateras partent désormais plus nombreuses de Mauritanie et du Sénégal vers les Iles Canaries que du Maroc, et dans ce dernier cas plus d’El Ayoune que de Ceuta. Quant aux migrants parvenus au Maroc et en attente d’un passage, ils ont de la même façon reculé de la forêt du mont Gourougou, près de Melilla, vers celle de Mariwari, près de Nador. Ce qui n’a pas bougé, ce sont en effet les lumières de la ville espagnole, qui continuent d’attirer les exilés malgré le renforcement du dispositif (le Maroc annonce 960 arrestations dans la zone pour les 5 premiers mois de 2008).
Ce dernier comprend en effet désormais un premier système de piquets mobiles pour empêcher les échelles de se poser, suivi d’un enchevêtrement de câbles et de filins de 6 et 12 mm qui se tendent avec le poids de la personne pour l’immobiliser. Le premier grillage dispose pour sa part d’un système d’alarme et surtout de diffuseurs de gaz lacrymogène au piment sous pression. L’alarme déclenche aussi de très puissants spots disposés tous les 125 mètres, le tout étant précédé de radars et de détecteurs de mouvement. Les tours de contrôle sont au nombre de 17 pour une dizaine de kilomètres à peine. Ce joujou technologique dénommé MIR (Muraille intelligente radicale), installé à partir de l’été 2006, a coûté la bagatelle de 20 millions d’euros, et laisse la sale besogne aux marocains, qui ont installé un poste militaire tous les 100 mètres d’où ils patrouillent mitraillettes en main et chiens à l’appui, financés par les fonds européens.
Nous aurions pu en rester là, avec la domination qui reprend le dessus dans cet épisode de la guerre sociale, si une information récente n’était pas venue nous rappeler que l’histoire n’est pas un continuum temporel qui se déroule avec son passé révolu et son éternel présent, mais qu’elle avance par bonds. Ces luttes d’exilés à base d’auto-organisation, de solidarité et de courage auraient ainsi pu rester cloisonnées en ce début d’automne 2005. Et pourtant…
Les 21 et 22 juin 2008, deux nouvelles vagues de migrants d’Afrique subsaharienne ont à nouveau victorieusement forcé l’entrée de Melilla, réussissant à pénétrer dans l’enclave espagnole. Renouvelant l’attaque de juillet 2006 où c’est directement le poste frontière de Beni-Asnar (près de Nador) qui avait été visé, coûtant la vie à un assaillant, près de 70 d’entre eux ont affronté directement les gardes le 21 juin vers 4h30, munis de pierres et de bâtons. S’élançant en groupe compact, ils ont enfoncé les gardes marocains puis espagnols (en en blessant trois) et une cinquantaine est passée, déclenchant alors une vaste chasse à l’homme. Certains ont été retrouvés dans des arbres ou sous des voitures, tous ont été conduits en centre de rétention, prochaine étape vers une possible relaxe dans les rues du continent. Bien inspirés, d’autres, moins nombreux, ont réitéré l’opération le lendemain soir, 22 juin, profitant cette fois de la séance de tirs au but du quart de finale de l’Euro 2008 entre l’Espagne et l’Italie, à une heure plus avancée, vers 21h15, mais avec moins de réussite.
Ce nouvel épisode de fraîche date nous rappelle donc à point nommé que tant qu’existeront les Etats et leurs frontières, il n’y aura pas de mur assez solide, fut-il technologisé à outrance, qui pourra contenir la rage et l’espoir des dominés en quête d’une vie meilleure. Il y aura toujours des forêts et des montagnes d’où partiront les assauts contre ce monde de mort. Des confins des déserts au cœur des métropoles.
Un sans-patrie