Sur le procès contre les anarchistes de Lecce et la lutte contre les centres de rétention
Le 9 octobre 2008 a débuté à Lecce le procès d’appel contre douze anarchistes accusés -en plus d’une série d’actions contre certaines multinationales qui s’enrichissent sur la guerre et le génocide des populations du Sud- du crime d’avoir mené pendant des années une lutte constante et déterminée contre le lager pour immigrés de San Foca (1). La base du procès est encore une fois l’article 270bis sur l’ «association subversive à but terroriste», avec lequel ont été incarcérés ces dernières années des dizaines de révolutionnaires, de rebelles ou de simples militants de gauche, sans le moindre début de preuve. Pour être accusé d’ «association subversive», il suffit désormais d’un simple tag sur un mur.
Mais ce n’est pas tellement cela que nous tenons à dire. Nous savons que les lois de l’Etat sont des toiles d’araignée pour le riche et des chaînes d’acier pour le pauvre, tout comme nous n’avons jamais cherché le sens de ce qui est juste parmi les articles du code pénal. Ce qui nous intéresse de souligner est ce qui rend ces anarchistes dangereux et ce qu’il y a d’universel dans leur lutte.
Il y a eu de grandes discussions ces derniers mois sur les «Centri di Permanenza Temporanea» (CPT, centres de rétention). Après que certains reportages de journalistes aient rendu compte des conditions inhumaines dans lesquelles survivent les femmes et les hommes internés dans ces structures, les diverses forces politiques se sont disputées à propos des responsabilités d’une telle «gestion». Mais la question n’est pas comment ils sont gérés, mais plutôt leur nature même. Introduits en Italie en 1998 par le gouvernement de centre-gauche avec la loi Turco-Napolitano (votée également par les Verts et Rifondazione Comunista), les CPT sont sous tous leurs aspects des lagers. Exactement comme les camps de concentration fascistes et nazis (et avant eux les camps coloniaux, à Cuba ou en Afrique du Sud), il s’agit de lieux dans lesquels on est enfermé sans n’avoir commis aucun délit et retenu à complète disposition de la police. Qu’à l’intérieur les conditions soient désespérées, la bouffe pourrie et les mauvais traitements constants en est une conséquence terrible, mais pas le centre du problème. Il suffit de peu pour s’en rendre compte.
Ce qui pour un italien n’est qu’un simple «délit administratif» (ne pas avoir de papiers), est devenu pour un étranger un délit passible d’internement. Comme nous l’apprend l’histoire -il suffit de penser aux lois racistes de tous les Etats entre la première et la deuxième guerre mondiale-, avant de créer de tels camps de concentration, il faut au préalable imposer l’équation étranger=délinquant. C’est en ce sens qu’on doit lire la législation -de droite comme de gauche- sur l’immigration en Italie (mais nous pourrions dire en Europe et partout). Si les mêmes critères qui président à l’obtention du permis de séjour pour les immigrés étaient appliqués aux soi-disant citoyens, nous serions des millions à être enfermés ou à vivre en clandestins. En effet, combien d’Italiens peuvent démontrer qu’ils ont un travail en règle ? Combien vivent à plus de trois dans un appartement de 60 mètres carrés ? Sachant que les contrats d’intérim ne sont pas valables pour obtenir le permis de séjour, combien d’entre nous seraient des «réguliers» ? Définir tout ceci comme un racisme d’Etat n’est pas de l’emphase rhétorique, mais bien un constat rigoureux.
Aujourd’hui, les CPT (mais plus généralement toutes les formes de rétention administrative : des centres d’identification aux «zones d’attente» dans lesquelles sont gardés les réfugiés ou les demandeurs d’asile) sont la matérialisation de ce racisme. Et c’est justement parce que le fil barbelé est le symbole des lagers et de l’oppression totalitaire depuis soixante ans que la cohérence involontaire du pouvoir a entouré ces nouveaux camps de fils barbelés. Tout comme ce n’est pas un hasard si la rétention administrative, depuis toujours un dispositif typique de la domination coloniale, se diffuse aujourd’hui partout dans le monde (des ghettos palestiniens à Guantanamo, des geôles secrètes anglaises où sont enfermés les immigrés «suspectés de terrorisme» aux CPT italiens). En même temps qu’on bombarde et qu’on massacre au nom des «droits de l’homme», des millions d’indésirables sont brutalement privés de tout «droit», détenus dans des camps gardés par la police et confiés aux «bons soins» de quelque «organisation humanitaire».
Si les CPT sont des lagers -comme le disent désormais beaucoup de gens-, il est tout à fait logique de chercher à les détruire et d’aider les hommes et les femmes qui y sont enfermés à s’évader. Et il est tout à fait logique de frapper les collaborateurs qui les construisent et les gèrent. C’est ce que pensaient les anarchistes de Lecce. Ils ont alors dénoncé publiquement, dans l’indifférence générale, la responsabilité des gérants du CPT de San Foca -c’est-à-dire la curie de Lecce, à travers la Fondation «Regina Pacis»- et les conditions infâmes auxquelles étaient soumis les détenus ; ils ont recueilli des témoignages, des données, et se sont organisés. Ils sont devenus une épine dans le pied de la curie et du pouvoir local. En été 2004 déjà, un des leurs fut arrêté pour avoir essayé de favoriser la fuite de quelques immigrés au cours de la révolte qui a éclaté à l’intérieur du centre «Regina Pacis». Ils sont allés dans les fêtes de village pour rendre publics les noms et prénoms des agents responsables des tabassages dans le CPT, des médecins qui les couvraient, du directeur qui frappait, séquestrait et contraignait certains musulmans à manger de la viande de porc. Tout ce, sans jamais perdre l’objectif de vue : fermer pour toujours ces lagers, et non pas les rendre «plus humains». Pendant que se déroulait tout cela, quelques actions anonymes touchaient les banques qui finançaient le CPT, mais aussi les propriétés de la curie et du directeur de la fondation «Regina Pacis», don Cesare Lodeserto. Et ces anarchistes étaient prêts à les défendre publiquement. Les autorités ne pouvaient plus cacher le problème. Qu’ont-elles fait alors ? Elles ont d’abord incarcéré Lodeserto sous l’accusation de séquestration de personne, détournement de biens publics, violence privée et diffusion de fausses nouvelles tendancieuses (le prélat s’envoyait des messages de menace qu’il attribuait ensuite à la «malavita albanaise»). Puis elles ont fait fermer le C PT de San Foca. Lodeserto placé en résidence surveillée, puis remis en liberté, elles ont donc incarcéré les anarchistes afin de s’en débarrasser pour des années. Les gens qui comptent ont défendu le prêtre de façon tonitruante. En défense des anarchistes, il n’y a eu au mieux que d’honnêtes préjugés. Justice est faite…
Mais quelque chose ne tourne pas rond. Le château de carte de l’accusation contre les rebelles est maladroit et branlant, et, surtout, les luttes contre les CPT prennent de 1a vigueur dans toute l’Italie. En avril, les reclus du lager de via Corelli à Milan montent sur les toits, ils se taillent les veines et hurlent la plus universelle des revendications : la liberté. Suivis par les immigrés enfermés dans le CPT de corso Brunelleschi à Turin, la révolte s’étend à Bologne, Rome, Crotone. Des dizaines d’entre eux réussissent à s’évader, tandis que le soutien pratique à la lutte commence à s’organiser â l’extérieur. En même temps que des manifestations et des initiatives qui dénoncent les responsabilités de ceux qui s’enrichissent sur les déportations des immigrés (d’Alitalia à la Croix Rouge, des compagnies de transport aux entreprises privées impliquées dans la gestion des lagers), les petites actions de sabotage ne manquent pas. Et lors de cette convergence spontanée qui constitue le secret de toutes les luttes, les crimes imputés aux anarchistes de Lecce se diffusent.
C’est ce mouvement -encore faible mais croissant- qui a posé publiquement le problème des CPT, envoyant paître les politiciens de gauche dans leur tentative pathétique d’attribuer au seul gouvernement de droite la responsabilité des lagers.
Que tout cela foute le bordel est démontré par les déclarations du ministre de l’Intérieur Pisanu sur les anarchistes qui «incitent à la révolte» les immigrés (comme si les conditions inhumaines dans lesquelles ils vivent n’étaient pas en soi une incitation permanente) et sur la nécessité des CPT pour affronter le «terrorisme» (il est en effet connu que ceux qui veulent passer les contrôles de la police pour accomplir un attentat se promènent sans papiers). Pourquoi ?
Les CPT mettent à nu non seulement l’exclusion et la violence comme fondements de la démocratie, mais aussi le lien profond entre la guerre permanente, le racisme et la militarisalion de la société. Ce n’est pas un hasard si la Croix Rouge est présente dans les conflits militaires aux côtés des armées et en même temps impliquée dans la gestion de nombreux lagers en Italie. Comme ce n’est pas un hasard si elle participe aux «exercices antiterrorisme» avec lesquels les gouvernements voudraient nous habituer à la guerre et à la catastrophe.
La criminalisation de l’étranger -bouc émissaire du malaise collectif- est depuis toujours le trait distinctif des sociétés moribondes, et en même temps un projet d’exploitation bien précis. S’ils ne vivaient pas dans la terreur d’être enfermés et renvoyés au pays - où les attendent souvent la guerre, la faim, le désespoir-, les immigrés sans papiers ne travailleraient certainement pas pour deux euros l’heure sur les chantiers de quelque Grand’œuvre, pas plus qu’ils ne mourraient recouverts d’une coulée de ciment lorsqu’ils tombent des échafaudages. Le Progrès a besoin d’eux : c’est pour cela qu’on les clandestinise et qu’on ne les expulse pas tous, on les «accueille» dans des lagers, on les trie, on les sélectionne sur la base d’accords avec les pays d’origine, et selon leur docilité face au patron. Le sort qui les attend est le reflet d’une société en guerre (contre les concurrents économiques et politiques, contre les populations, contre ses propres limites naturelles).
Une des premières victimes de cette mobilisation totale est le sens des mots. Qu’aient pu entrer dans le vocabulaire courant des expressions comme «guerre humanitaire» -ou qu’on puisse nommer «centre d’accueil» un lager- en dit long sur l’écart entre l’horreur qui nous entoure et les mots qui la nomment. Cet écart est en même temps une anesthésie de la conscience. Ils appellent les CPT des «lagers» puis vont voter pour ceux qui les construisent, ils disent «massacres» mais se contentent de défiler tranquillement contre la guerre [les troupes italiennes sont engagées en Irak], pour qu’il ne se passe rien. Pendant que se déroulait à Milan la manifestation océanique du 25 avril [60e anniversaire de la Libération], les révoltés du centre de rétention de via Corelli étaient sur les toits en train de crier que la résistance n’est pas terminée, mais la rhétorique sur la «libération» n’a même pas secoué les manifestants, ils ont continué à faire la fête.
Peut-être quelque chose est-il en train de changer. Alors que la propagande d’Etat met sur le même plan l’ennemi intérieur -le rebelle, le «terroriste»- et l’étranger -le fanatique, le kamikaze -, les résistances s’arment et les «périphéries» à deux pas de chez nous explosent, là où les pauvres brûlent les dernières illusions d’intégration à cette société. Des jeunes généreux entendent dire lager lorsqu’ils disent lager, et s’organisent en conséquence, en tant qu’étrangers dans un monde étranger. Ils sont prêts à conquérir la liberté avec les autres, même au risque de mettre en jeu la leur. Ils haïssent les barreaux au point qu’ils ne les souhaitent pas même aux pires charognes (les trop nombreux Lodeserto). Ces formes d’insatisfactions actives dialoguent pour le moment à distance, mais sont déjà l’ébauche de quelque chose de commun. La fausse parole se mutine, et de nouveaux comportements libèrent de nouvelles paroles dans la réalité de la vie quotidienne.
N’abandonnons pas à la vengeance des juges ceux qui ne sont pas restés au chaud quand d’autres hommes étaient emportés par la tempête. En des temps tristes et serviles, il est un choix qui contient tous les autres : décider de quel côté rester.
1. Le 12 juillet 2007, quatre de ces compagnons ont été condamnés pour «association de malfaiteurs» de 1 an et dix mois à 5 ans de prison ferme. Trois autres ont reçu des peines de 100 euros à 1 an de prison pour des délits spécifiques et les huit derniers sont acquittés. L’ «association subversive» n’a donc finalement pas été retenue, au profit d’un montage juridique plus complexe.
[Publié dans Cette Semaine n°88, mars 2006 et actualisé]